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— Vous m'avez gravement offensée, Francis... Maintenant, je suis vengée. Mourez en paix. Je peux vous pardonner.

Le regard du jeune homme glissa sous les paupières mi-closes, chercha la jeune fille tandis que sa main tâtonnait pour la toucher. La bouche esquissa l'ombre d'un sourire.

— J'aurais... pu t'aimer ! souffla-t-elle. Dommage !...

Et il ferma les yeux avec un gémissement. Aussitôt, derrière Marianne toujours agenouillée, un véritable hurlement éclata :

— Francis !... Mon Dieu !

Vivement relevée, la jeune fille eut juste le temps de se rejeter en arrière pour éviter d'être renversée par Ivy qui vint s'abattre en sanglotant sur le corps inanimé. Elle n'avait pas vu venir la jeune femme, n'avait pas entendu la porte s'ouvrir. Depuis combien de temps la cousine de Francis était-elle là ? Qu'avait-elle entendu de la dispute ? Sourcils froncés, elle regardait la gracieuse silhouette effondrée dans les flots mousseux de sa robe blanche, étonnée par la violence de ce désespoir. Etreignant le corps de Francis, Ivy poussait des gémissements de bête malade, disproportionnés, suivant les normes de Marianne, avec un chagrin de simple cousine. Mais elle n'eut pas beaucoup le temps de se poser des questions. Ivy, déjà, retournait vers elle un visage inondé de larmes que le chagrin et la haine rendaient méconnaissable.

— C'est vous, n'est-ce pas ? grinça-t-elle. Vous avez enfin compris qu'il ne vous aimait pas, qu'il ne pouvait pas vous aimer... Alors, vous l'avez tué ! Cela ne vous suffisait pas de porter son nom, d'être sa femme devant tous, d'avoir le droit de le servir.

— Le servir ? Vous perdez la tête !

Le dédain arqua la bouche de Marianne :

— Les femmes de ma maison ne servent pas ! Quant à cet homme, je l'ai tué en loyal combat ! Il y a là deux épées...

— Mais une seule est teintée de sang ! Vous êtes une misérable petite Française haineuse et jalouse. Vous saviez qu'il m'aimait et vous n'avez pas pu le supporter !

— Il vous aimait ? fit Marianne sincèrement étonnée.

Une joie perverse déforma les traits charmants d'Ivy St Albans, celle de jeter, à la figure de sa rivale détestée, une vérité brûlante.

— Il était mon amant ! Depuis des mois nous nous appartenions corps et âme. Il m'aurait épousée, mais nous n'avions pas d'argent ni l'un ni l'autre. C'est alors que vous êtes arrivées, vous et votre vieille folle de tante ; juste ce qu'il nous fallait ; deux sottes qui ne demandaient qu'à tomber à ses pieds avec une grosse fortune. Pour Francis, vous mettre à sa merci était un jeu d'enfant. Tout a marché comme il espérait : mieux encore puisque la vieille a eu le bon esprit de mourir, vous laissant tout ! Mais vous avez tout de même compris, n'est-ce pas, qu'il voulait vous tenir ici, reléguée dans la campagne, tandis qu'il vivrait avec moi à Londres, avec moi et votre argent ! C'est cela que vous n'avez pas pu supporter !

Marianne assistait avec stupeur à ce débordement de haine féroce. Elle découvrait avec horreur le calcul cynique dont elle avait été l'objet, la froideur avec laquelle ces deux misérables s'étaient joués de sa naïveté à elle et de la bonté de sa tante. Plus encore que l'insulte essuyée, ce fut le mépris dont cette fille osait couvrir le souvenir de sa tante qui souleva sa colère.

— Vous n'auriez pas joui longtemps de cette fortune, gronda-t-elle. Cette nuit, votre précieux Francis a perdu le peu qui lui restait et tout ce que je lui avais apporté. Le maître de Selton Hall, à cette heure, c'est Jason Beaufort !

La nouvelle frappa Ivy comme une balle. Ses beaux yeux bleus se dilatèrent, sa bouche s'arrondit, tandis qu'une profonde pâleur envahissait son visage.

— Toute... la fortune ?

— Tout ! Il ne me reste rien que mon honneur dont, par surcroît, il avait osé disposer. Vous voyez bien .qu'il méritait la mort ! J'aurais pu l'abattre comme un chien enragé d'une balle ou d'un coup d'épée, par-derrière. Je lui ai donné sa chance. Il a perdu. Tant pis pour lui.

— Tant pis pour vous aussi. Vous l'avez tué, vous serez pendue ! hurla Ivy emportée par une fureur qu'elle ne pouvait plus contrôler. Je témoignerai contre vous !... Ah, vous avez osé le frapper, lui, dont vous auriez dû être trop heureuse d'être l'humble esclave ! Mais vous avez oublié le prince de Galles, le prince dont il est l'ami et qui ne permettra pas que votre crime demeure impuni ! Je suis là, moi, je vous poursuivrai devant la justice, je mentirai autant qu'il faudra et le jour où le bourreau vous passera la corde au cou, je serai encore là, au premier rang... pour applaudir !

Emportée par la colère qui la possédait, Ivy St Albans se mit à crier « Au secours ! » et courut jusqu'à la cheminée pour se pendre au cordon de la sonnette. Mais, plus rapide qu'elle, Marianne la devança et ce fut contre elle que la jeune fille vint s'abattre. Vivement, la jeune fille la bâillonna de sa main.

— Taisez-vous, espèce de folle ! Vous allez réveiller tout le château.

Sauvagement, Ivy mordit les doigts appliqués sur ses lèvres, se dégagea d'un brusque coup de reins et grinça :

— Bien sûr, je veux réveiller tout le monde ! Lord Moira va venir, il m'écoutera ! On vous enfermera jusqu'au jugement.

— Mes serviteurs me défendront !

— Pas contre la justice du prince ! Ils sont tous de fidèles Anglais et vous ne serez plus pour eux qu'une étrangère, une sale petite Française, une papiste qui a tué son mari ! C'est moi qu'ils croiront.

L'esprit de Marianne travaillait vite. Elle voulait se rassurer, mais peu à peu la peur se glissait en elle, lui chuchotant qu'Ivy allait avoir raison. C'était vrai ; pour tous ses serviteurs, hormis peut-être pour la vieille Jenkins et pour Dobs, elle ne serait plus que la meurtrière de son époux, tant était grand à Selton le respect des traditions. On ne se souviendrait plus que de son sang français, de son appartenance au catholicisme... Elle était perdue si Ivy appelait. Et celle-ci allait crier... elle criait déjà... !

Affolée, Marianne s'empara du premier objet qui lui tomba sous la main, un long pistolet de duel traînant sur un meuble. Elle le saisit par le canon, frappa de la crosse. Atteinte à la tempe, Ivy St Albans s'effondra sans un soupir. Mais, cette fois, sa rivale ne s'attarda pas à contempler la silhouette étendue dans ses mousselines virginales auprès de la forme immobile de Francis, ni même à s'assurer qu'elle vivait encore. Il fallait fuir... fuir au plus vite ! Déjà, il lui semblait entendre, dans les lointains de la maison, s'éveiller une rumeur... On allait venir, on allait la trouver auprès de deux corps inertes, on venait peut-être déjà... La jeune fille, épouvantée, crut voir l'ombre du gibet s'étendre au-dessus d'elle.

Titubant presque, se cognant aux meubles, elle quitta le boudoir sans savoir comment, grimpa quatre à quatre jusqu'à sa chambre, rafla le collier de perles de sa mère, le médaillon de la duchesse d'Angoulême et un peu d'argent qu'elle avait dans une bourse, puis, s'enveloppant d'un épais manteau noir à capuchon, elle quitta sa chambre sans même un regard en arrière, glissa sans bruit le long de la galerie obscure jusqu'à un petit escalier pris dans une des tours. De là, elle gagna les écuries sans rencontrer âme qui vive...

3

LES VIEILLES RACINES

Le vent s'était levé, amenant une pluie froide et drue qui fouettait désagréablement le visage, mais Marianne ne la sentait même pas. Les yeux lourds de larmes, elle regardait le mausolée silencieux où reposaient ses ancêtres. La nuit était si sombre que le dôme et la blanche colonnade n'en surgissaient qu'à peine, brumeux et imprécis, comme un fantôme. Le tombeau des Selton avait l'air, déjà, de s'éloigner, de reculer au fond de la nuit comme au fond des souvenirs malgré l'effort désespéré de la jeune fille pour en graver chaque ligne dans sa mémoire. Avec une peine amère, elle songeait que c'était là tout ce qui lui restait au monde, cet arpent de terre et de marbre où reposaient les siens.