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La veille ? C'était hier seulement qu'elle avait épousé Francis ? Elle avait l'impression qu'une éternité avait coulé depuis la cérémonie. Ainsi quelques heures avaient suffi à faire d'elle une épouse outragée, une veuve, une criminelle et une fugitive que l'on rechercherait bientôt si l'on n'était pas déjà sur sa trace ! Mais aucun remords ne troublait son esprit lorsque s'y présentait l'image de ceux qui l'avaient si cruellement blessée. Ils avaient mérité leur châtiment et, en les frappant, elle n'avait rien fait d'autre que venger son honneur outragé, comme l'aurait vengé n'importe quel homme de sa famille. Seulement, lorsqu'elle pensait à Francis, elle éprouvait, au fond de son cœur, une sorte de vertige comme on en ressent au bord d'un précipice avec, dans la bouche, un goût de cendres amères.

Un effort de sa volonté chassa les pensées funestes. De toutes ses forces, de toute la vigueur de sa jeunesse, Marianne voulait vaincre le sort qui s'acharnait sur elle et, pour cela, il fallait vivre. Et, tout d'abord, manger, se reposer un peu, réfléchir. Des yeux, elle chercha autour d'elle le gamin de tout à l'heure, mais il avait disparu. Elle se souvint alors de ce qu'il lui avait dit : l'auberge de l'Ancre et de la Couronne, la meilleure de Plymouth, était située près de l'église St. Andrew. Justement, elle apercevait, au-dessus des toits pointus des maisons, une tour gothique qui appartenait sans doute à l'ancienne cathédrale catholique. Une étroite et tortueuse ruelle l'y mena et, bientôt, elle découvrit les colombages vénérables, les petits carreaux étincelants et l'enseigne majestueuse d'une vieille hostellerie de belle apparence. Jetant la bride de son cheval aux mains d'un valet d'écurie apparu comme par enchantement, Marianne pénétra dans l'auberge, descendit quelques marches et se trouva dans une vaste et accueillante salle commune, décorée de cuivres et d'étains brillants, où, autour d'une grande table d'hôte, plusieurs petites tables étaient disposées, couvertes de nappes bien blanches. Dans la cheminée brûlait un grand feu de tourbe et une troupe de servantes vigoureuses, aux belles joues rouges, vernies par le feu, voltigeait à travers la pièce, portant de lourds plateaux.

Il n'y avait encore que peu de monde. La jeune fille en profita pour choisir une petite table que le manteau de la cheminée gardait un peu dans l'ombre. A la servante qui s'approcha aussitôt, elle commanda des huîtres, un crabe, une jatte de l'épaisse crème jaune et grumeleuse du Devon qu'elle aimait tant, accompagnés de thé et de pain bis, puis, tandis que la fille, dans un envol de jupons amidonnés, s'en allait exécuter la commande, elle tenta de faire le point de sa situation. Ce qui lui était arrivé était tellement invraisemblable ! Même ses chers romans ne lui étaient plus d'aucun secours ! Aucun ne présentait de situation analogue à la sienne ! Certes, elle avait un peu d'argent, mais si peu ! Cela ne lui permettrait pas de vivre plus d'une semaine. Il fallait encore se procurer un passeport sans passer par la police du comté, trouver un bateau qui consentît à s'exposer aux risques sérieux que faisaient courir les corsaires français chargés de faire respecter le blocus continental décrété contre l'Angleterre par Napoléon trois ans plus tôt. Pour tout cela, il fallait de l'argent, beaucoup d'argent sans doute... Il y avait bien le collier de perles que Marianne avait emporté. Mais si elle le vendait ici, outre le danger que la vente d'une telle pièce lui ferait courir, et les questions auxquelles il faudrait répondre, il ne lui resterait plus grand-chose pour vivre dans le pays où elle allait se réfugier, ou, plutôt, que le destin aurait choisi pour elle. Qu'importait, en effet, à la fugitive l'endroit où le vent l'emporterait pourvu qu'il mît entre elle et la corde du bourreau une distance infranchissable. Il fallait donc garder le collier.

Elle pensa soudain à son cheval. C'était une bête de prix. En le vendant, elle trouverait peut-être assez d'argent pour payer son passage sur un bateau quelconque, dont le patron ne se montrerait pas trop regardant sur le chapitre des papiers. Ce serait moins dangereux que le collier. Un peu rassérénée par ses projets, Marianne fit honneur à son repas et, à peine la dernière cuillerée de crème avalée, se sentit beaucoup mieux. Ses vêtements avaient séché. Le feu et la nourriture avaient rendu quelque souplesse à ses muscles raidis par le froid et les heures passées à cheval. Une douce somnolence s'emparait d'elle, peu à peu, alourdissant ses paupières...

Soudain, la jeune fille sursauta, entièrement réveillée. Un homme venait de pénétrer dans la salle, descendant de l'étage supérieur où étaient les chambres.

Petit, maigre et fort laid, le teint blafard et la poitrine creuse, le nouveau venu était âgé d'une cinquantaine d'années, mais en paraissait le double tant sa santé était visiblement mauvaise. Deux serviteurs le suivaient de près, avec cette attitude inquiète des gens de bonne maison qui s'attendent continuellement à secourir une faiblesse de leur maître. A ses vêtements surannés, ses souliers à talons rouges, sa perruque à marteau et son chapeau à trois cornes, on devinait un émigré, et c'en était bien un. Marianne le reconnaissait. La veille même, il assistait à son mariage en compagnie de Mgr de Talleyrand-Péri-gord. C'était le duc d'Avaray, le favori, l'homme de confiance du roi Louis XVIII, le Castor de cet autre Pollux, le Sully sans emploi de cet Henri IV manqué.

Maintes fois, hier, la toux caverneuse du duc avait troublé la cérémonie, la même toux qui le secouait encore tandis qu'il traversait lentement la salle d'auberge. Ce n'était un secret pour personne que le duc d'Avaray se mourait de la poitrine.

Sans voir Marianne, il vint s'asseoir lourdement à une petite table placée tout près de celle de la jeune fille et occupée seulement, jusque-là, par un homme d'âge moyen qui avait tout de l'intendant et qui se leva pour l'accueillir. Mais les premières paroles qu'échangèrent les deux hommes firent dresser l'oreille de la jeune fille.

Repoussant avec dégoût le plat de mouton fumant disposé sur la table, le duc but quelques gouttes de thé, puis soupira :

— Avez-vous pu trouver un bateau, mon bon Bishop ?

— J'en ai trouvé un, Votre Grâce, non sans peine, répondit l'homme avec un violent accent gallois. C'est un vulgaire smuggler – un contrebandier – portugais, mais son bateau est bon marcheur et assez confortable. Il accepte de vous mener jusqu'à l'île de Madère. Nous mettrons à la voile cette nuit, avec la marée.

Le soupir que poussa d'Avaray trahissait plus de résignation que de joie.

— C'est bien... Il ne me reste plus qu'à espérer dans le doux climat de cette île. Si Dieu le veut, je guérirai peut-être[4].

Mais Marianne n'écoutait plus. Une bouffée d'espoir l'avait envahie. Cet homme partait, il avait un bateau et, ce bateau étant contrebandier, le patron ne devait pas être exigeant sur le chapitre des formalités. C'était pour elle le salut, une chance inespérée qu'il ne fallait pas laisser passer. Osant à peine respirer, elle se tapit dans son coin pour épier les gestes des deux hommes, guetter l'instant propice qui lui permettrait de se présenter. Un homme aussi malade que le duc ne pouvait qu'avoir compassion de sa détresse à elle. S'il le voulait, elle le soignerait, se ferait sa servante, son infirmière... Elle était prête à tous les dévouements en échange d'une main tendue.

Les deux hommes achevèrent leur repas en silence puis, tandis que le duc réclamait un nouveau pot de thé, Bishop prit congé en annonçant qu'il allait porter la nouvelle à Mgr de Talleyrand qui avait accompagné son ami Avaray jusqu'au port, mais qui, pour l'heure présente, rendait visite à un groupe d'émigrés de la ville. La salle, peu à peu, s'était vidée de ses convives. Le duc était seul. Marianne jugea que le moment était venu. Elle se leva.