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— Je ne connais personne dans cette ville. Et il fallait que je trouve quelqu'un à qui demander un conseil. J'ai pensé que, peut-être, vous pourriez...

Elle n'acheva pas. L'œil du vieux s'était fait plus attentif. Il la détaillait avec cette acuité des gens de mer à qui n'échappe aucune variation du ciel ou du flot.

— Tu n'es pas une paysanne, ma fille, malgré ton accoutrement. Cela s'entend au son de ta voix... N'importe ! De quel conseil as-tu besoin ?

Tout bas, comme honteuse de ce qu'elle allait dire, Marianne murmura :

— Il faut que je trouve un bateau qui accepte de me faire passer la mer... et je ne sais à qui m'adresser.

— Mais à la lieutenance du port, simplement ! Tout dépend où tu veux aller.

— En France !

Le vieux émit un petit sifflement qui fila dans le vent.

— C'est déjà une autre affaire... mais la lieutenance, là aussi, peut quelque chose. Faut pas croire que les faillis chiens de chasse de Boney font peur aux braves gars de la vieille Angleterre. Y a des bateaux qui arrivent à forcer le blocus et à passer de l'autre côté.

Marianne l'interrompit avec un geste d'impatience.

— Mais je ne peux pas aller à la lieutenance ! Je n'ai pas de papiers... Je... je me suis enfuie de chez mes parents et il faut, à tout prix, que j'aille en France.

Le vieux crut avoir compris. Il partit d'un gros rire et cligna de l'œil en poussant la jeune fille du coude.

— Ah ! la mâtine ! Ah ! la coquine ! On va rejoindre son galant, hé, petite ? C'est pour ça que nous ne voulons pas voir les autorités ? On craint d'être ramenée à la maison par la police de notre bon Roi que Dieu conserve !

— Eh bien, oui ! Vous avez deviné. Mais qui accepterait de me prendre à son bord ?

— Personne sans argent !

Hâtivement, mais en se détournant pudiquement, la jeune fille retroussa le bord de sa robe, fouilla dans sa poche de toile, en tira un shilling, qu'elle mit dans la main du vieux.

— J'ai un peu d'argent ! Tenez, mais, par pitié, si vous connaissez un marin, un pêcheur, même un contrebandier qui ait une chance de m'accepter, dites-le-moi !

Le vieux mit la pièce sous son œil puis la fit sauter dans sa main avec une évidente satisfaction avant de la fourrer dans sa poche. Puis il revint à la jeune fille qu'il regarda d'un air soucieux.

— J'en connais un, petite, fit-il gravement, mais je ne sais pas si c'est une bonne idée de t'envoyer à lui. Pour un shilling, il vendrait sa propre mère et, pour une guinée, il la tuerait de ses propres mains.

— Tant pis ! Je cours le risque. Dites-moi où je peux le trouver... De toute façon, ajouta-t-elle dans un soudain réflexe de méfiance, je ne pourrai pas lui donner plus d'une guinée. Je n'ai pas plus.

Le vieux poussa un soupir, se leva et s'étira avec un gémissement de douleur.

— Aïe ! Je me fais vieux, mais je ne veux tout de même pas te laisser aller seule trouver Black Fish. Si tu as encore un petit shilling au service d'un vieillard assoiffé, je te conduirai et même je parlerai pour toi.

— Black Fish[5] ?

— On l'appelle comme ça. Je ne connais pas son vrai nom. Foi de Nathaniel Naas, je ne connais pas de meilleur marin... ni d'homme plus laid !

A nouveau, Marianne fouilla dans sa poche, en tira un shilling qu'elle donna au vieux Nat, puis un souverain d'or qu'elle garda dans sa main, bien décidée qu'elle était à ne pas montrer au marin, en qui elle soupçonnait un forban, le reste de son trésor. Le vieux empocha le second shilling puis se mit en marche en boitant fortement. La nuit était complète. Le vent était tombé mais un froid piquant s'étendait, venu de la mer.

— Fera pas chaud au large, cette nuit, commenta le vieux en fourrant ses mains dans ses poches. On sera mieux devant un bol de punch qu'à louvoyer dans les brisants du Sound.

L'un derrière l'autre, ils revinrent vers le Bar-bican. Au bout du vieux quai, sous une enseigne effacée, Nathaniel Naas poussa la porte basse d'une petite auberge dont les carreaux sales laissaient filtrer une sombre lueur rouge. Une écœurante bouffée d'alcool, de poisson frit et de sueur humaine s'en échappa, vint envelopper Marianne, en même temps qu'un vacarme de voix avinées, parlant toutes à la fois. Sur tout cela voguait l'écho rocailleux d'une chanson de mer. Effrayée, la jeune fille recula. Jamais elle n'avait pensé devoir entrer un jour dans un endroit pareil. Le vieux lui jeta un regard incertain :

— Alors, j'y vais ? Tu es sûre d'être bien décidée ?

Pour maîtriser le tremblement qui s'emparait d'elle, la jeune fille serra les dents. Elle avait froid, elle avait peur, et elle avait sommeil. Les limites de ses forces n'étaient plus loin. Il fallait en finir.

— Je suis décidée, souffla-t-elle.

— Alors, attends-moi là un instant.

Il entra, la laissant seule dans la nuit. Le quai était désert maintenant. Dans les maisons, des lumières s'étaient allumées, évoquant les familles réunies autour de la table où fumaient le thé et la bière. Une angoisse étreignit le cœur de la jeune fille. Elle se sentait tout à coup si faible et si seule ! Une brusque envie de pleurer lui nouait la gorge et, en même temps, sournois, se glissait en elle le désir de renoncer, de revenir sur ses pas et de s'abandonner à son destin. Elle avait froid jusqu'à l'âme. Il y a des êtres, sans doute, dont la vie brusquement s'effondre et perd toute signification. Peut-être bien que la sienne était de celle-là et ne valait plus la peine d'être vécue... Peut-être qu'il vaudrait mieux se livrer... En tout cas, elle n'avait plus aucune envie de jouer les héroïnes de roman.

Elle enveloppa d'un regard de noyée la forêt de mâts qui bougeaient lentement dans le port et dont quelques-uns portaient un fanal allumé. Ils ponctuaient la nuit d'autant d'étoiles rouges. Un instant, Marianne fut sur le point de prendre son élan, de s'enfuir en courant, mais un bruit de pas la retint. Quelqu'un venait, sur le quai, et l'instinct de conservation la ressaisit. Distinguant les silhouettes noires de deux hommes, elle recula, se tapit dans l'obscurité d'une étroite venelle ouverte au flanc de l'auberge.

La lanterne de fer accrochée à la porte de l'auberge jetait sur les galets ronds du quai une tache lumineuse barrée d'une ombre en forme de croix. Elle permit à la jeune fille de mieux distinguer les deux hommes qui approchaient sans se presser. L'un était beaucoup plus grand que l'autre. Un manteau noir l'enveloppait et il portait de hautes bottes de mer. L'autre ne lui arrivait guère qu'à l'épaule, mais rattrapait en rondeur ce qu'il perdait en hauteur, car il était à peu près aussi large que haut. Pour autant que Marianne pouvait en juger, il était vêtu comme un notaire de province d'une redingote à longs pans et d'un chapeau de castor. La voix sautillante, que Marianne avait entendue tout d'abord, devait lui appartenir. Soudain, une autre voix se fit entendre dure et impérieuse, mais, cette fois,

Marianne en saisit les paroles. Elles lui firent dresser l'oreille aussitôt.

— Vous êtes sûr qu'elle est ici ?

— On l'a vue à l'auberge de l'Ancre et la Couronne, répondit la petite voix grêle. C'était bien elle.

Une sueur glacée courut le long de I'échine de la jeune fille. Ces mots se rapportaient si bien à elle-même qu'elle sentit son cœur chavirer. Qui donc étaient ces hommes ? Etait-ce l'effet d'une illusion ou bien avait-elle déjà entendu la voix grave ? Brûlant soudain du désir de reconnaître son propriétaire, elle faillit sortir de sa cachette, mais, comme s'il avait compris son désir secret, le plus grand des deux hommes s'arrêta sous la lanterne, tira quelque chose de sa poche puis, sautant sur un montoir à chevaux, se pencha vers les flammes qui s'effilochaient dans leur cage de fer pour y allumer, un long cigare. Sa figure fut soudain en pleine lumière et Marianne retint un cri. Elle venait de reconnaître le profil de faucon et les traits tourmentés de Jason Beaufort.