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Aussitôt la fugitive se sentit ranimée. Maintenant qu'il avait accepté de l'emmener, l'espoir revenait avec le courage et elle refusait, de toutes ses forces, les conseils insidieux de la méfiance. Elle ne voulait pas imaginer que cet homme pourrait la trahir, ou bien partir sans elle après avoir pris son argent. D'ailleurs, elle était décidée à ne plus le lâcher d'une semelle.

— Merci, fit-elle seulement. Quand partons-nous ?

— Tu es pressée, on dirait... Où habites-tu ?

— Nulle part ! Si nous partons cette nuit, qu'ai-je besoin d'un logis ?

— Alors, on va rester ici jusqu'à 10 heures. Ensuite, on embarquera.

— La marée n'est qu'à minuit.

— Et savante, avec ça ? Mais trop curieuse ! J'ai à faire avant de prendre le large, ma toute belle ! Tiens, bois ça ! Ta figure a l'air taillée dans un navet.

« Ça », c'était un gobelet de grog brûlant que Black Fish poussait devant sa passagère. La jeune fille considéra avec méfiance l'odorant breuvage. Elle n'avait jamais bu d'alcool, jusqu'à ce jour, et faillit le dire :

— Mais... je ne sais pas si...

— Tu ne sais pas... si ça ne va pas te rendre malade, hein ? T'en as jamais bu ?

Brusquement, il se pencha presque à toucher l'oreille de Marianne, chuchota hâtivement :

— Tâche de ne pas t'exprimer tout le temps comme une duchesse. Tu vas te faire remarquer.

Surprise, elle lui jeta un regard étonné, prit le gobelet et en avala bravement une grande gorgée. Elle se brûla, s'étrangla et se mit à tousser désespérément, à demi étouffée, tandis que Black Fish lui appliquait de grandes claques dans le dos en riant aux éclats.

— Au début, ça surprend ! assura-t-il d'un air encourageant. Mais tu t'y feras très bien.

Le pire, c'est que cette étrange affirmation se révéla exacte. Ayant récupéré un peu de souffle, Marianne découvrit que le grog faisait couler dans son corps épuisé une agréable chaleur. C'était comme un fleuve charriant du feu parfumé. Tout compte fait, c'était bon ! Avec plus de précautions, cependant, elle avala une seconde gorgée qui souleva la joie bruyante de Black Fish.

— On en fera un vrai marin ! décréta-t-il en assenant sur la table un coup de poing qui fit sursauter le vieux Nat.

Le vieux s'était endormi et ronflait depuis quelques instants, la tête sur ses bras. Mais, comme il s'éveillait, entrouvrant péniblement des paupières clignotantes, Black Fish ordonna :

— Va te coucher, Nat, c'est l'heure pour les petits vieux. On va encore boire un pot, la petite et moi, puis on se tirera !

D'une poigne péremptoire, il remit Nat debout, drapa au hasard sur sa tête le bonnet rouge qui en avait glissé et le dirigea vers la sortie.

— Adieu, fillette, marmotta le vieux Nat. Bon voy...

— Ça va ! Ça va ! Au lit, et plus vite que ça ! coupa Black Fish, brusquant les adieux.

Marianne en aurait bien fait autant. Elle avait chaud maintenant. Le rhum lui faisait éprouver, en même temps qu'une douce euphorie, une grandissante envie de dormir. Vues à travers l'écran consolateur de l'alcool, ses terreurs s'étaient adoucies. Il ne restait plus que l'invincible fatigue. Pourtant, il fallut encore tenir là une grande heure, les paupières battantes, à regarder Black Fish engloutir force rasades de rhum et fumer pipe sur pipe. Durant tout ce temps, il ne parut faire aucune attention à elle. Les yeux vagues, rivés à un point quelconque de la taverne enfumée, il semblait avoir complètement oublié sa compagne. Mais elle tint bon, attendant, sans impatience, qu'il voulût bien donner le signal du départ. Autour d'eux, la foule s'était faite moins dense. Quelques hommes jouaient aux dés, d'autres, massés autour d'une table, écoutaient les récits de campagne d'un quartier-maître de la marine royale ; dans un coin,, un matelot ivre chantonnait une rengaine en repoussant périodiquement une fille qui cherchait à l'entraîner. Plus personne ne s'occupait de Black Fish et de Marianne. La jeune fille commençait à se demander si cela allait encore durer longtemps quand l'horloge de bois noir sonna 10 heures.

Au dernier coup, Black Fish se dressa sur ses jambes et, toujours sans la regarder, empoigna la main de sa compagne.

— Viens ! Il est l'heure, dit-il seulement.

Tous deux sortirent au milieu de l'indifférence générale. Franchie la porte basse aux petits carreaux sertis de plomb, une bourrasque de vent les enveloppa, apportant avec elle l'odeur âpre de la mer. Marianne la respira profondément, avec une soudaine griserie. Ce vent sentait la liberté. Et d'un seul coup, au seuil de cette auberge, elle découvrait un nouveau sens à sa fuite. Certes, elle avait cherché avant tout à préserver sa vie, mais, en humant l'air du large, elle comprenait qu'il pouvait y avoir une joie ardente à rompre ses dernières amarres, rejeter derrière soi, arrachées, les vieilles racines pour se laisser emporter dans l'inconnu en ne relevant plus que de sa seule volonté. Elle écarta soudain les pans de son manteau que le vent gonfla aussitôt, comme si elle s'offrait à lui pour qu'il pût l'enlever plus aisément.

— Tu n'as vraiment pas peur ? demanda soudain Black Fish qui l'observait avec curiosité. La nuit sera dure !

— Cela m'est-égal ! C'est bon, ce vent ! Et puis, ajouta-t-elle, se souvenant tout à coup de son personnage, je suis heureuse, je vais rejoindre...

— Non ! coupa-t-il brutalement. Ne me parle plus de ton amoureux ! Je ne sais pas pourquoi tu veux aller en France, mais ce n'est pas pour rejoindre un gars.

— Comment le savez-vous ? demanda la jeune fille interloquée, sans chercher à nier davantage.

— Il n'y a qu'à regarder tes yeux, ma belle ! Pas une miette d'amour dedans ! Tout à l'heure, quand le vieux Nat t !a remorquée jusqu'à moi, j'ai compris seulement une chose en les regardant : c'est que tu avais peur ! C'est pour ça que je t'emmène ; parce que tu as peur. L'amour, moi, ça ne m'intéresse pas. C'est du temps perdu ! Mais la peur, c'est respectable ! Ça peut se comprendre ! Allez, viens ! Faut y aller maintenant ! Y a à faire avant de prendre le large.

Black Fish cracha superbement, fourra sa pipe dans sa poche, assura son invraisemblable chapeau que le vent bousculait et se dirigea vers le quai à grandes enjambées. Sans trop savoir d'où lui venait la confiance instinctive que cet affreux pirate lui inspirait, Marianne lui emboîta le pas.

4

LA MER SAUVAGE

La « Mouette », le bateau de Black Fish, était amarrée tout au bout du Barbican, tout près de la pierre qui marquait, pour l'éternité, l'emplacement qu'avait occupé le Mayflower lorsque, avec sa charge de Pères pèlerins, il avait mis à la voile pour s'en aller outre-Atlantique fonder la Nouvelle-Angleterre. Sous un aspect crasseux et une peinture verte plutôt écaillée, c'était un petit sloop vigoureux, solidement ponté avec une cabine bien abritée où Marianne se glissa sur l'injonction du marin.

— Mets-toi là et pas de bruit ! S'agit pas de se faire repérer des garde-côtes !

Lui-même se mit à manœuvrer la voile et, lentement, le petit bateau sortit du port. Mais, à la grande surprise de sa passagère, au lieu de se diriger vers la haute mer, il se mit à remonter l'estuaire du Tamar en direction du port militaire. Cette étrange manœuvre intrigua Marianne. Rampant sur les genoux et les mains, elle sortit de la cabine, chuchota :

— Où allons-nous ?

— Je t'ai dit que j'avais quelque chose à faire. Un autre passager à embarquer. Maintenant plus un mot... si je t'entends, je te jette à la baille !

Tout en parlant, il amenait la voile, sortait une immense rame et se mettait à godiller sans bruit, mais avec une efficacité qui faisait honneur à sa vigueur. L'obscurité était profonde, trouée seulement, de loin en loin, par le fanal d'un navire, maintenant que l'on s'éloignait du phare. Dans la nuit, la tour couronnée d'un brasier avait quelque chose de fantastique, mais Black Fish avait opéré un détour pour ne pas naviguer dans les moirures rouges dont elle éclaboussait l'eau noire. Agrippée au bordage du petit navire, Marianne respirait avidement l'air âpre de la nuit et regardait défiler de fantomatiques collines, où brillait, parfois, un point lumineux. Le sloop remontait lentement l'estuaire, luttant contre le courant. La marée, tout à l'heure, allait en gonfler le flot et, déjà, la poussée de la mer se faisait sentir en crêtes courtes et clapotantes qui frisaient sur le flot. L'effort que fournissait Black Fish devait être énorme. Mais l'homme avait une force peu commune et parvenait à accomplir la tâche de deux hommes au moins. De plus, il devait avoir des yeux de chat, songeait Marianne, pour trouver son chemin dans de pareilles conditions. Il est vrai que maintenant ses yeux à elle s'habituaient et commençaient à distinguer certains contours.