Soudain, à peine franchies les pierres croulantes d'un ancien môle abandonné, Black Fish cessa de godiller, rangea son aviron et amarra son bateau à quelque chose qui devait être un vieil anneau. Puis il s'assit à l'arrière et, les mains en cornet autour de la bouche, lança par trois fois le cri rauque de la mouette, avec une vérité qui stupéfia la jeune fille. Ensuite, il parut attendre quelque chose.
Intriguée, Marianne voulut parler, mais il lui imposa brutalement le silence et, matée, elle se le tint pour dit.
Le froid devenait plus vif, l'endroit, obscur et silencieux, était sinistre. Plusieurs longues formes noires se dressaient tout près de là, semblables à de gigantesques barques barrant le cours du Tamar. Il n'y avait plus même le clapotis de l'eau. Entre le sloop et les monstres immobiles, sur lesquels quelques fanaux brûlaient, l'eau paraissait étrangement plate, lisse et épaisse comme une crème. Une petite odeur de vase s'en dégageait. Incapable de contenir plus longtemps sa curiosité, Marianne chuchota, malgré l'interdiction, en se rapprochant doucement de Black Fish :
— Qu'est-ce que cela ? Où sommes-nous ?
De la main, Black Fish désigna les formes noires.
— Les pontons ! fit-il seulement. Tu sais ce que c'est ?
Oui, Marianne savait. Elle avait entendu parler de ces vieux navires démantelés, aux sabords grillés, dans lesquels la marine anglaise enfermait les marins de Boney tombés sous sa lourde main.
— De bonnes prisons ! disait tante Ellis avec satisfaction, mais trop douces certainement ! On dit que certains parviennent à s'en échapper.
Mais, dans ce cas, que venait-on faire ici ? Pourquoi ce mystère ?
Black Fish continua tout bas :
— Ponton Europe, ponton Saint-Isidore, ponton
Saint-Nicolas, autant d'enfers ! C'est plein de Français là-dedans. Ils sont tellement entassés que, chaque nuit, y en a qui crèvent d'asphyxie.
Avec stupeur, Marianne constata qu'une sorte de colère grondait dans la voix du géant et ne cacha pas son étonnement.
— Ce sont des ennemis ! Vous devriez vous en réjouir. On dirait que cela vous fait de la peine.
— Tonnerre ! commença Black Fish. (Mais il se maîtrisa aussitôt, conclut sèchement :) Je suis marin, pas geôlier, et ce sont aussi des marins.
Alors, brusquement, Marianne comprit :
— Est-ce que vous voulez dire... que vous allez aider l'un d'eux à s'enfuir ?
— Pourquoi pas ? Il est comme toi, il paie. Toi aussi, je t'aide à t'enfuir ! Alors, garde tes questions pour toi ! Et puis assez causé, tu vas nous faire repérer, silence !
Marianne n'insista pas. Ce qu'elle comprenait surtout c'était que, désormais, elle n'était plus qu'une fille comme les autres, moins que les autres même puisqu'il lui fallait fuir, se cacher. Elle n'avait plus d'autre droit que celui de se taire et d'accepter humblement ce que le sort lui envoyait... et jusqu'aux rebuffades d'un pirate manqué.
Mais, bientôt, son attention fut détournée par un fait bizarre. Quelque chose avançait sur l'eau, venant vers eux, quelque chose qui avait l'air de ramper. Elle ne pouvait distinguer ce que c'était au juste. Tout près d'elle, à nouveau, éclata l'appel de la mouette, modulé par Black Fish, et elle faillit crier. Il y avait quelque chose d'effrayant, de terrible dans cette vague forme étendue sur l'eau. Elle la désigna d'une main tremblante, souffla :
— Là... est-ce que vous voyez ?
— C'est lui ! Tais-toi.
Les yeux de la jeune fille étaient assez accoutumés à l'obscurité pour qu'elle pût voir qu'en effet la forme était celle d'un homme. Elle eût peut-être posé encore une question mais, prudent, Black Fish la prévint, souffla hâtivement :
— Les pontons sont ancrés dans une baie vaseuse. Nous sommes à la limite d'un lac de boue liquide, mortellement dangereuse... S'il essaie de se redresser, la vase l'aspirera...
Cette fois, ce fut la terreur qui fit taire Marianne. Les yeux agrandis d'horreur, elle suivit avec une instinctive angoisse la pénible progression du fugitif. Le premier ponton n'était pas très éloigné, pourtant la distance lui parut immense... Il y avait aussi le danger que la fuite fût découverte, ou encore que le froid de l'eau paralysât le prisonnier. Il ne fallait pas que cet homme fût repris, sinon elle le serait avec lui... Il fallait qu'il réussît pour que sa propre vie fût sauve... Et puis, tout au fond d'elle-même, elle admirait le courage de cet homme qui, pour retrouver sa liberté, risquait une mort atroce dans les gluantes profondeurs de la tangue mortelle.
Black Fish ne s'occupait plus d'elle. Courbé en avant, il se penchait autant qu'il le pouvait sur le bordage, tendant son long bras prolongé de sa rame.
Une dernière fois, il imita la mouette, puis Marianne l'entendit chuchoter en français :
— Par ici, petit ! Encore un effort... Là, tu y es !
Cette fois, elle ne prit même pas la peine de s'en étonner. Cette nuit était une nuit hors du temps, hors de la raison. Qu'un ancien pirate anglais s'exprimât aisément dans la langue de Voltaire était vraiment la moindre de ces étrangetés. Aucun livre n'avait jamais rien raconté de pareil, même le Robinson de M. Defoe !
Elle entendit le bruit haletant d'une respiration forcée, une sorte d'appel étouffé, inarticulé, puis le bateau pencha. Black Fish se redressa, traînant après lui quelque chose de lourd, de gluant et de mouillé qu'il parut arracher aux profondeurs mêmes de la mer et qui s'étala sur le plancher, pour y rester inerte. Si l'homme n'avait respiré aussi bruyamment, Marianne eût pu le croire mort. Mais sans perdre un instant, Black Fish l'avait pris par les pieds et le tirait vers la cabine. Marianne, aux aguets, surprit un bref dialogue, toujours en français :
— Ça n'a pas été trop dur ?
— Non. J'ai connu pire, mais il faut filer d'ici... Je crois qu'un mouchard m'a vu partir ! Bon Dieu qu'il fait froid !
— Tiens, enveloppe-toi là-dedans. Quand tu seras sec, je te donnerai des habits. Et prends ça. Y a du rhum dans la gourde... Ensuite, tâche de dormir. On va partir. La marée sera bientôt étale.
En effet, sous le plancher du sloop, à la limite de l'enlisement, Marianne percevait un frémissement. C'était comme si quelque chose travaillait et se gonflait. Black Fish réapparut. Il détacha l'amarre, saisit la rame et d'une forte poussée détacha le bateau du vieux môle. Il était temps. Sur le ponton, des torches couraient comme des feux follets. Une lumière apparut entre les grillages des sabords, révélant des ombres noires qui gesticulaient. Des silhouettes de soldats apparurent, traînant leurs armes. Mais, déjà, le sloop, arraché à la lise d'un coup d'aviron, avait débordé, doublé les pierres croulantes, retrouvé le courant du Tamar. Black Fish, attelé à sa rame, godillait comme un forcené et, cette fois, aidé par le courant, le léger navire filait bon train. Fascinée, Marianne regardait fonctionner l'extraordinaire machine humaine qu'était le marin. Le bateau semblait doué, grâce à lui et malgré son poids, d'une formidable force de propulsion. Lancé au plein milieu de l'estuaire, il venait de dépasser le phare quand, derrière lui, le canon tonna. Black Fish jura sans prendre la peine de baisser la voix.