— J'avais cru comprendre que vous étiez l'un des hommes du Corse !
Il se redressa, fronçant imperceptiblement les sourcils et jetant à la jeune femme un regard froissé.
— Surcouf le sert et je sers Surcouf. J'ajoute qu'en parlant de lui nous disons l'Empereur !
Sans autre commentaire, il alla s'asseoir auprès de Black Fish et Marianne, comprenant qu'elle avait dû le blesser dans ses convictions, se traita intérieurement de maladroite. Quel besoin avait-elle eu de montrer son antipathie pour l'homme qu'il appelait si pompeusement l'Empereur ? Il était français et elle était en son pouvoir, car, à son grand étonnement, Black Fish n'avait pas réagi comme aurait dû le faire un bon Anglais. Durant la très courte algarade, il n'avait pas bronché, se contentant de surveiller la mer, l'œil absent. Mais, au fait, Black Fish était-il bien réellement anglais ? Il avait une façon de parler le français qui laissait place au doute !
Abandonnée à elle-même, Marianne voulut refermer sur elle sa coquille de toile mouillée, se rendormir, mais elle en fut incapable... Emporté sur la houle courte de la Manche, le bateau dansait durement et, brusquement, la jeune fille devint consciente de ses mouvements. Au-delà du bordage, les vagues grises se creusaient, profondes, comme si la mer voulait s'ouvrir sous le voilier, puis se gonflaient au souffle du vent. L'horizon avait disparu. Il n'y avait plus d'oiseaux de mer, plus de côte en vue, pas le moindre rocher, rien qu'un univers d'eau grise dans lequel le sloop, sous ses voiles tendues à craquer, fonçait en aveugle... Et, brusquement, Marianne ferma les yeux et se laissa glisser en arrière, terrassée par une affreuse nausée. Elle eut soudain l'impression qu'elle allait mourir, que tout s'effondrait sous elle et que son estomac participait à chaque mouvement du bateau. N'ayant jamais été malade, elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle voulut se redresser, s'agrippa au bordage, mais le malaise, à nouveau, la terrassa et elle retomba au fond du bateau, vidée de ses forces.
Elle sentit alors que deux mains la saisissaient et qu'on la relevait. Quelque chose de froid fut appliqué contre sa bouche :
— Ça ne va pas, hein ? fit à son oreille la voix de Jean Le Dru. Buvez, ça vous fera du bien !
Elle reconnut l'odeur âpre et parfumée du rhum, en avala machinalement une gorgée, mais son estomac vide se révolta contre l'alcool. Repoussant brusquement les bras qui la tenaient, elle ouvrit de grands yeux affolés, et avec un hurlement, se précipita sur la rambarde, la tête en dehors. Durant quelques abominables secondes, Marianne oublia toute dignité tandis que des spasmes lui retournaient l'estomac. Elle ne prêta même aucune attention aux gifles mouillées que la mer lui administrait et qui, d'ailleurs, la ranimèrent. Elle se cramponnait au bordage tandis que Jean, qui l'avait solidement ceinturée, l'empêchait de son mieux de passer par-dessus bord. Quand les violentes nausées lâchèrent un peu prise, elle glissa en arrière comme un linge abandonné et fût tombée si le Breton ne l'avait retenue. Tout doucement, avec des gestes presque maternels, il la recoucha sur la toile, l'enveloppa de son mieux. La voix de Black Fish lui parvint, comme enveloppée de coton.
— Tu n'aurais pas dû la faire boire. Elle devait avoir faim.
— C'est la plus belle crise de mal de mer que j'aie jamais vue, répliqua l'autre. Ça m'étonnerait qu'elle puisse avaler même une noisette.
Mais Marianne refusait de prendre part au débat. Elle n'était sensible qu'à l'instant de rémission que lui accordait cette subite et affreuse maladie et, osant à peine respirer, épiait les moindres réactions de son corps. Ce ne fut d'ailleurs qu'un très court instant car, après quelques minutes, les nausées revinrent et Marianne retomba au pouvoir du mal de mer.
Lorsque tomba la nuit, la houle devint tempête et, chose étrange, les nausées de Marianne se calmèrent. Les mouvements du bateau se firent si violents qu'ils mirent un terme aux écœurants balancements de son estomac. Elle émergea enfin de la profonde misère dans laquelle s'était traînée pour elle cette journée d'enfer. Mais ce fut pour trouver un autre genre d'angoisse, celle de la peur.
En se glissant hors de l'étroite cabine où Jean Le Dru l'avait installée pour qu'elle fût à peu près au sec, la jeune fille crut que le monde lui tombait sur la tête. La mer explosait de toute part sous un ciel noir où couraient des nuages fuligineux. Le bateau, dont les deux hommes avaient amené les voiles, dansait comme un bouchon dans l'eau bouillante. De temps en temps, il plongeait à travers un mur de brouillard dont on ne pouvait voir s'il tombait du ciel ou bien si l'écume de la mer en furie lui donnait naissance. Puis il en ressortait pour se ruer presque aussitôt dans un autre. On aurait dit qu'une main géante s'emparait du petit sloop pour le lancer comme une balle à travers la tempête, le laissait aller un moment puis le reprenait pour le jeter plus loin.
Mais ce qui effraya le plus Marianne, ce fut la figure des deux hommes. A travers les paquets de mer qui bondissaient de part et d'autre du bateau, elle aperçut Black Fish, toujours rivé à sa barre, courbant le dos pour lutter contre le vent furieux. Jean, de son côté, achevait de ferler les voiles malgré l'eau qui l'aveuglait. Tous deux étaient inondés mais ne s'en souciaient pas. En revanche, leurs visages crispés, tendus, criaient leur inquiétude.
Black Fish aperçut la jeune fille et hurla dans le vent :
— Reste dans la cabine ! Tu n'as rien à faire ici ! Tu gênerais la manœuvre et tu risques de te faire emporter !
— J'étouffe ! cria-t-elle... et je préfère rester ici.
Jean bondit vers elle, l'enveloppa de ses bras et tenta malgré sa résistance de la faire rentrer. Rn vain, elle s'agrippa à lui.
— Je vous en prie, laissez-moi rester avec vous... J'ai peur, toute-seule.
Une gerbe d'eau lui coupa la parole. En une seconde elle fut trempée des pieds à la tête, mais ne se cramponna que plus fermement à son compagnon. Au même moment, un double cri de terreur leur échappa. Le brouillard venait de se déchirer montrant, droit devant l'étrave du bateau, une effrayante, une vertigineuse falaise noire. Le hurlement du pilote fit écho à celui de ses compagnons.
Instinctivement, Jean serra Marianne contre lui. Persuadée que leur dernière heure était venue, la jeune fille ferma les yeux, enfouit son visage contre l'épaule de son compagnon. L'étreinte du garçon était si ferme, si rassurante aussi qu'elle découvrit avec étonnement que sa peur diminuait. Dans un instant, elle allait mourir dans les bras d'un inconnu mais, au fond, cela n'avait pas tellement d'importance. Puisque sa vie avait choisi de sombrer dans l'absurdité, il était peut-être bon qu'il en fût ainsi. Elle était bien, contre cette poitrine d'homme... Et puis, rêvait-elle ou bien est-ce que deux lèvres chaudes s'étaient pressées contre sa tempe ?
Mais le choc attendu ne se produisit pas. Brutalement redressé par Black Fish, le petit bateau virait de bord si brusquement que Marianne et Jean, déséquilibrés, roulèrent sur le plancher. Marianne rouvrit les yeux. La muraille luisante du récif glissait lentement le long du bateau qui l'avait évitée de justesse. Derrière la jeune fille, le marin jura avec une violence proportionnée à la peur qu'il avait eue.
— Qu'est-ce que c'était ? demanda Jean Le Dru.
— Les Rochers Douvres, je pense, répondit Black Fish. Je ne croyais pas m'en être approché. Nous l'avons échappé belle !
Pour se remonter le moral, il se fit passer le flacon de rhum, en avala une large rasade avant de se consacrer de nouveau à la conduite du sloop, qui, rocher doublé, plongeait dans une nouvelle nappe de brume liquide. Mais Jean était inquiet et ne le cacha pas.
— Comment se fait-il que nous ayons approché les Douvres ? Ce n'est pas notre route.