Выбрать главу

— On fait ce qu'on peut, grogna Black Fish. Ma boussole est détraquée. Je navigue à l'estime.

— Alors, que la Vierge et sainte Anne d'Auray nous protègent !

Le souhait pieux se perdit dans les hurlements du vent qui, à cet instant, redoublait de violence. Un paquet de mer bondit par-dessus bord, coupant le souffle de Marianne que Jean, fermement, entraîna vers la petite cabine. Black Fish, tel Atlas supportant le ciel sur ses épaules, demeura seul debout dans la tempête.

— Navire droit devant ! Nous sommes sauvés !

La voix de Black Fish avait les intonations du triomphe et du soulagement. Marianne et Jean lui firent écho. C'est que, depuis des heures, on courait à l'aveuglette dans le vent et la pluie. La situation de la Mouette était devenue plus que critique. A quelques encablures des sinistres Douvres, un récif à fleur d'eau avait endommagé le gouvernail. Les voiles que l'on avait tenté de hisser avaient été emportées quand le mât s'était abattu, brisé par un terrible coup de vent. Le navire aveugle, paralysé, naviguait depuis au gré des flots déchaînés. Pour Marianne, le pire avait été quand elle avait vu Black Fish abandonner son gouvernail et venir se coucher auprès d'elle et de Jean. Depuis leur départ, elle s'était habituée à voir dans le gigantesque marin une espèce de dieu aquatique faisant corps aussi bien avec son bateau qu'avec la mer elle-même. Le bateau était solide et, cependant, la tempête l'avait détruit en partie, l'homme paraissait indestructible et, cependant, il s'était abattu lui aussi. Elle n'avait pu s'empêcher de remarquer, du fond de son angoisse :

— Nous en sommes là ?

Le marin avait haussé les épaules, grognant avec humeur :

— Qu'est-ce que je peux faire d'autre ? Ramer ? Essayez si cela vous chante, quant à moi je n'ai plus aucun moyen de faire marcher ce sacré bateau. Alors, autant s'en remettre à la Providence.

Et, d'un geste irrité, il avait tiré son absurde chapeau, trempé d'eau, sur ses yeux, comme s'il voulait dormir, mais, sous le bord dégoulinant, son regard demeurait aux aguets. Il avait immédiatement repéré les feux arrière d'un navire qui, dans leur situation actuelle, constituait une bénédiction du ciel.

— Nous sommes sauvés, répétait Marianne avec un soulagement trop nerveux pour être apaisant. Sauvés !

Mais Jean se chargea aussitôt de la calmer.

— Voire ! grommela-t-il. Il faudrait d'abord savoir ce qu'-est ce navire. Il peut être pirate et refuser de nous prendre à bord. Nous ne représentons rien en tant que prise. Il peut aussi être anglais et me renvoyer aux pontons.

Mais elle refusait de croire que, par une nuit si noire, si affreuse, un capitaine de navire pourrait manquer de cœur au point de vouer froidement à la perdition les trois malheureux passagers d'un bateau de pêche. Les yeux brûlés par le sel, si trempée d'eau qu'elle ne pouvait même plus imaginer la simple notion de sécheresse, la jeune fille regardait passionnément cette double étoile qui dansait dans l'obscurité, évoquant dans sa mémoire les gros navires qu'elle avait entrevus dans le port de Plymouth, pansus et rassurants comme une chaude auberge au coin d'un bois glacé par l'hiver. Et elle avait tellement envie d'échapper à cet enfer d'eau, de vent, de froid et de peur ! A cette minute de grand péril, elle se retrouvait une enfant terrifiée, cherchant la moindre protection, le plus petit secours, le plus faible espoir, pour avoir moins peur, moins froid.

— Le vent nous pousse vers lui, remarqua Black Fish, qui, accroché à son bordage, fouillait la nuit.

Presque aussitôt, il cria de plus belle :

— Nous devrions être près d'un port. Je vois une autre lumière par tribord.

Il s'interrompit, le souffle coupé, tandis que Marianne épouvantée se jetait dans les bras de Jean avec un gémissement de frayeur. La nuit, tout à coup, se fit plus claire et, brusquement, la silhouette d'un gros écueil glissa par tribord à une allure folle, puis un autre. Le sloop désemparé filait comme le vent. Les feux du navire se rapprochaient à une vitesse vertigineuse. Bientôt, ses contours se détachèrent, sombres sur le ciel. Et soudain, un mince rayon de lune se faufila entre deux nuages, toucha l'eau bouillonnante. La forme tragique d'un gros navire marchand qui semblait ivre se dessina, brouillée par l'eau écumante qui fuyait sous lui en sifflant. Aux mâts, noirs comme des arbres dépouillés, les voiles arrachés pendaient, inutiles chiffons mouillés. En même temps, d'énormes rochers luisants aux formes fantastiques apparurent l'espace d'un instant, des rochers où dansait la seconde lumière, celle que Black Fish avait prise pour l'annonce d'un port. Le hurlement de Jean Le Dru creva les tympans de Marianne :

— Les naufrageurs ! Les s... !

La colère qui le secouait faisait trembler tout son corps, tandis qu'il tendait furieusement le poing vers la côte et son piège mortel. Contre elle, Marianne le sentait frémir, vibrer comme le bateau lui-même, et la sympathie instinctive qu'elle avait éprouvée pour le garçon s'en accrut. Son indignation se communiquait à son propre cœur, de même qu'elle ressentait dans chaque fibre de son corps l'excitation nerveuse de Jean. Curieusement, à cette minute, l'échappé des pontons et la fille du marquis d'Asselnat ne firent plus qu'un seul être, tant est profonde la solidarité née du danger commun.

Jean continua, crachant les mots :

— Ils attachent une lanterne aux cornes d'une vache qu'ils promènent sur le rivage pour que les navires en perdition croient voir, devant eux, un autre navire. C'est ce qui est arrivé à ce gros marchand dont les feux, à notre tour, nous ont attirés... Les misérables ! Les charognards !

Prise d'un besoin inconscient de calmer son frère de terreur, Marianne voulut tenter de cacher sa propre peur parce qu'elle sentait que, pour ce qui allait venir, Jean aurait besoin de toutes ses forces, de tous ses réflexes et parce qu'elle aussi avait besoin qu'il demeurât pour elle un rempart solide. Regardant la ligne indécise du rivage, elle demanda :

— Cette côte, qu'est-ce que c'est, le savez-vous ?

Ce fut Black Fish qui lui répondit d'une voix paisible, exactement comme si le danger ne le concernait plus.

— L'un des plus dangereux endroits de la côte bretonne. On l'appelle la Paganie et c'est bien vrai que ses habitants sont plus sauvages que des païens. C'est un pays rude, inculte, où seule la mer peut nourrir. Ils s'arrangent pour qu'elle soit particulièrement généreuse. (Puis, avec une soudaine douceur dans la voix, il ajouta :) Je crois bien que, cette fois, nous allons mourir, petite.

En effet, la mer sifflait autour du petit bateau pris dans un tourbillon d'écume. Autour des trois malheureux cramponnés l'un à l'autre, toute l'anse aux récifs mugissait, mais un fracas terrifiant vint dominer le bruit de la tempête. Au même instant, des feux s'allumèrent sur le rivage et le paysage tragique s'éclaira d'une lumière d'incendie. Des cris d'angoisse vrillèrent la nuit, se mêlant au bruit du bois qui éclatait. L'énorme masse du navire marchand se souleva, retomba dans un grondement de tonnerre : il venait de se jeter sur un brisant plus haut que les autres et, ce que Marianne et ses compagnons venaient d'entendre, c'était le bruit de sa coque qui s'ouvrait. Elle put voir encore de petits points noirs qui s'agitaient sur le pont et dans la mâture du vaisseau, elle put voir des silhouettes armées de torches qui couraient en tous sens sur ce qui devait être une petite plage, puis elle ne vit plus rien, parce qu'à son tour le sloop s'en allait vers sa fin, et parce qu'une terreur folle s'emparait d'elle. Jusque-là, elle en avait été sauvée par la tragique grandeur du spectacle, mais maintenant elle réalisait pleinement son propre et mortel danger. Avec des yeux épouvantés, elle considéra l'eau noire qui écumait furieusement si près d'elle, l'eau qui dans quelques instants allait l'engloutir.