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Toujours cramponnée à Jean, elle se signa vivement, murmura une prière, eut une pensée pour sa tante Ellis qu'elle allait rejoindre, pour Francis et pour Ivy aussi... Est-ce que, dans l'au-delà, les disputes humaines pouvaient continuer ? De toute façon, cela n'avait pas beaucoup d'importance. Ce qui comptait, c'était d'obtenir le pardon du double crime involontaire qu'elle avait commis. Puis elle se dit qu'elle allait fermer les yeux pour ne plus voir la terrible scène du naufrage et qu'elle ne les rouvrirait plus, mais, auparavant, elle regarda le garçon qu'elle étreignait. Il semblait changé en statue. La tête haute, le visage de marbre, il regardait le vaisseau en perdition et, tout contre elle, Marianne sentait frémir chaque fibre de son corps. Mais il eut conscience de son mouvement, la regarda comme s'il sortait d'un rêve. Ce ne fut qu'un instant. Brusquement, il la saisit aux épaules.

— Et, bien sûr, vous n'avez jamais appris à nager ? Vous n'en avez même pas la moindre idée ! On n'apprend pas ça aux filles chez vous..., cria-t-il avec une violence désespérée.

— Mais... si, j'ai appris à nager ! Dans une rivière bien sûr, pas dans cela ! fit-elle en frissonnant tandis que, du menton, elle désignait la mer en furie.

— Si c'est vrai, vous pourrez peut-être vous en tirer, dit près d'elle la grosse voix de Black Fish.

Mais Marianne réalisait pleinement, maintenant, tout ce que signifiait ce seul mot : nager, et s'en épouvantait comme si elle n'avait jamais appris. Elle s'agrippa à Jean de toutes ses forces.

— Je sais nager... mais j'ai peur ! J'ai tellement peur ! Je vous en supplie, ne me quittez pas, ne me lâchez pas... Sans vous, je suis sûre de mourir.

Une douceur s'étendit sur le visage crispé du garçon. Devant la terreur de cette enfant, il oubliait sa propre angoisse pour ne plus songer qu'à la défendre. Les yeux qui l'imploraient étaient si beaux ! Le visage levé vers lui avait tant de grâce que, soudain, il se sentit la force de vingt paladins. Il la serra contre lui avec emportement :

— Non, je ne vous lâcherai pas ! Je vous garderai contre moi... Je vous serrerai si fort que la mer ne pourra pas vous prendre.

— Pas de folles promesses ! grommela Black Fish. Une fois dans l'eau, on se débrouille comme on peut, mais ça serait bien le Diable si à nous deux on ne parvenait pas à la tirer de là... en admettant qu'on s'en tire nous-mêmes, bien sûr.

Mais Jean ne l'écoutait pas. Poussé par l'inconscient désir né en lui à l'instant même où il avait regardé Marianne pour la première fois, il venait de poser ses lèvres sur celles de la jeune fille et, pour un court instant, Marianne oublia sa peur tant ce baiser avait de douceur et de tendresse. Au même instant, le sloop se souleva comme s'il voulait s'envoler, pencha sur un côté, puis retomba brutalement avec un craquement tragique. Marianne et Jean furent précipités à la mer, mais la violence du choc fut telle que leur étreinte fut rompue et Marianne, épouvantée, se retrouva au milieu des crêtes blanches de la mer.

Etourdie, aveuglée, elle commença par couler à pic, mais sa volonté de vivre guidait son instinct d'animal en péril. Sans trop savoir comment, elle finit par émerger. Elle revint à la surface, à demi suffoquée, crachant l'eau par le nez et la bouche, mais vivante. Ce fut pour constater avec une certaine stupeur qu'elle s'était beaucoup rapprochée de la plage. Une haute vague la roula, l'empêchant de s'effrayer davantage du spectacle qu'elle y avait aperçu. Des hommes couraient en tous sens, avec des cris insensés. Certains, entièrement nus malgré le froid, se précipitaient dans l'eau, armés de longues gaffes avec lesquelles ils attiraient à eux les débris du navire. C'était comme une vision de l'enfer et, du fond de son esprit diminué par la peur et la fatigue, Marianne pensa qu'après tout c'était peut-être des démons... A nouveau, elle retrouva l'air libre, chercha à voir si ses compagnons apparaissaient ; à nouveau une montagne d'écume s'abattit sur elle pour l'engloutir. La mer la roulait comme un simple coquillage, l'entraînant vers la plage, puis l'emportant à nouveau au large pour la ramener encore. C'était comme si le flot voulait la broyer pour mieux l'assimiler à ses profondeurs liquides. Peut-être qu'après tout c'était cela, la mort ?

Mais, soudain, il y eut une douleur fulgurante. Elle déchira le flanc droit de Marianne qui, poussant un cri d'agonie, perdit enfin connaissance.

Quand elle ouvrit les yeux, elle était au pouvoir des démons. Deux hommes la maniaient sans douceur. L'un la palpait sur tout le corps, tandis que l'autre lui arrachait ses vêtements. Elle sentit le sable froid sous son dos nu, la brûlure de son côté qu'une gaffe avait dû blesser en l'attirant à terre, mais elle referma ses yeux à peine ouverts tant ce qu'elle avait entrevu l'avait épouvantée. Deux hommes aux longs cheveux, au visage sale mangé d'un poil hirsute où brillaient des yeux de fauves, étaient penchés sur elle. Celui qui la dépouillait était entièrement nu, avec de gros muscles dévorés d'une épaisse fourrure noire. Ils grognaient comme des animaux en lui arrachant tout ce qu'elle avait sur elle, et, guidée par un instinct aveugle, elle pensa que sa seule chance de salut était de contrefaire la mort. Elle avait si froid que ce ne devait pas être impossible. Les deux pillards ne s'intéressaient nullement à son état de santé, mais bien plutôt à ses vêtements. Elle entendit leur grondement de triomphe quand ils découvrirent la poche de toile où elle gardait son modeste trésor. Ils se mirent à parler ensemble dans un langage rocailleux qu'elle ne comprenait pas, mais elle devina qu'ils se disputaient les perles, l'or et le médaillon de Madame Royale. C'était le peu qui lui restait, dont ces hommes s'emparaient et, pourtant, Marianne n'avait même pas envie de pleurer. Elle avait tellement peur, tellement froid, elle se sentait tellement brisée qu'elle ne pouvait plus éprouver d'autre sensation que physique et se contentait de prier, de toutes ses forces, pour que, l'ayant dépouillée, ces hommes se tinssent pour satisfaits et s'éloignassent, l'abandonnant sur la plage.

Une idée, cependant, lui restait. La pensée de ses compagnons d'infortune. Où pouvaient être Jean et Black Fish ? C'étaient des marins, des hommes habitués aux pires tempêtes, et ils auraient dû toucher terre en même temps qu'elle au moins, sinon plus vite. Mais elle était seule, elle le devinait. S'ils n'étaient pas morts, ils ne l'auraient pas abandonnée aux mains de ces hommes affreux ! Jean lui avait promis de veiller sur elle. Il l'avait embrassée comme s'il l'aimait vraiment... Oui, 'il devait être mort... et Marianne eut l'impression qu'il ne lui restait plus rien au monde.

Craintivement, elle entrouvrit les paupières. Les deux hommes discutaient à quelques pas d'elle, mais, au-delà, c'était une vision de cauchemar. Les naufrageurs au travail traînaient des caisses sur le sable, des ballots de toute sorte. Un peu partout, il y avait des corps rejetés par la mer, ceux des marins du vaisseau marchand, les uns déjà morts, d'autres, encore vivants sans doute, mais que les naufrageurs impitoyablement achevaient, à coups de couteau ou en les assommant à l'aide d'un gourdin. Plus loin, sur le récif, le navire, une énorme blessure au flanc, achevait son agonie.

Stupidement, Marianne se surprit à penser aux récits de naufrages – qu'elle avait lus jadis. Ils n'avaient rien de comparable avec ce qui lui arrivait. Elle pensa à Virginie préférant la mort à l'idée d'ôter sa robe. Quelle stupidité ! Est-ce qu'elle n'était pas à peu près nue aux mains de ces hommes ?

Revenant à la réalité, la jeune fille constata que la mer l'avait rejetée vers l'une des extrémités de la plage. Il y avait des rochers, tout près d'elle, des rochers dans lesquels, peut-être, il serait possible de se cacher. Tout à leur butin, les deux pillards ne devaient pas faire tellement attention à elle... et puis, dans ce vent glacial, elle avait si froid, si froid.