— Peut-être, en effet. Pourtant, sachez que l'on m'appelle Morvan, sans plus ! Mais cela ne me dit toujours pas qui vous êtes.
— Je m'appelle Marianne d'Asselnat. Mon père et ma mère sont morts sur l'échafaud pour avoir voulu sauver la Reine. Et, tenez... (Elle venait de se rappeler subitement l'étrange présent de Madame Royale et reprit, d'une voix encore plus pressante :) Dites à vos hommes de vous remettre ce qu'ils ont volé sur moi. Vous y trouverez, avec un peu d'argent anglais et les perles de ma mère, un médaillon d'émail bleu contenant une mèche de cheveux blancs. Ce bijou m'a été remis par Madame la duchesse d'Angoulême. Il renferme les cheveux de la Reine martyre !
En écoutant le son de sa propre voix, Marianne s'étonnait que tout cela lui vînt si naturellement. Elle avait pris sans effort le ton, l'accent d'une émigrée fanatique, alors que, dans la taverne de Plymouth, elle avait définitivement renié ces émigrés qui l'avaient rejetée en la personne du duc d'Avaray. Mais cela lui semblait de bonne guerre de se servir d'eux pour sauver un soldat de Napoléon... et d'un inconnu, sans doute illustre, nommé Surcouf !
Apparemment, elle n'était pas loin d'avoir gagné, car, d'un geste autoritaire, Morvan rappelait auprès de lui les deux hommes qui, un peu plus loin, maintenaient Jean, attendant passivement l'ordre de l'abattre. Quelques mots brefs dans cette étrange langue rugueuse qui devait être du patois breton et Vinoc, avec un mauvais regard en dessous, remettait à son chef les bijoux volés sur Marianne. Sans rien dire, Morvan prit les perles qu'il mit dans sa poche, puis, le médaillon en main, s'approcha de l'un des feux. Le reflet des flammes éclaira le sinistre visage de velours noir où les yeux avaient l'éclat des braises, cependant que Marianne, inquiète, jetait Un vif regard vers Jean, craignant qu'il n'eût entendu la défense peu orthodoxe qu'elle avait présentée pour lui. Mais il n'avait rien entendu. Les yeux clos, l'air mortellement las, il s'était adossé à un rocher, toujours encadré par ses gardiens, attendant simplement que l'on décidât de son sort.
Morvan, d'ailleurs, revenait. Cette fois, en abordant Marianne, il se découvrit et, s'inclinant avec une grâce inattendue, balaya le sable de son feutre noir.
— Veuillez donc me pardonner, mademoiselle d'Asselnat, un -accueil qui manquait par trop de courtoisie et comprenez qu'il m'était impossible de vous deviner en cette naufragée. Si vous voulez prendre mon bras, j'aurai l'honneur de vous conduire à ma demeure où vous pourrez prendre quelque repos... et nous causerons !
Marianne ne s'attarda pas à demander de quoi il entendait causer. Heureuse d'avoir gagné au moins un moment de rémission, elle demanda, avant d'accepter le bras offert :
— Et mon serviteur ?' J'espère que vous lui faites grâce ?
Un sourire que la jeune fille jugea déplaisant vint éclore sous le masque noir.
— Cela va de soi. Il nous suivra, mais comme cet homme a prononcé d'imprudentes paroles, il demeure suspect et il restera en surveillance. Ne vous en offensez pas.
Les deux pillards, dont l'un s'était tout de même rhabillé, s'approchèrent, traînant presque Jean Le Dru, visiblement à bout de forces. Morvan enveloppa le jeune marin d'un regard perçant, puis ordonna, calmement, distinctement :
— Ramenez-le au manoir. Il aura la vie sauve parce qu'il n'est rien qu'un domestique, le serviteur de la jeune marquise d'Asselnat, elle-même envoyée de nos princes. Mais parce qu'il m'a menti, il doit être puni. Vous l'enfermerez dans la grange.
Comprenant qu'avec ses paroles méprisantes Morvan cherchait à piquer Jean pour l'obliger à la démentir, Marianne fut à nouveau envahie par la frayeur. Devenu rouge de colère, le jeune homme se débattait. Il allait protester, la renier, signer irrévocablement un arrêt de mort que Morvan ne demandait qu'à parapher... Elle courut à lui et serra ses mains aussi fort qu'elle le put.
— Tenez-vous tranquille, Jean. Cela ne sert à rien de mentir. J'ai dit à ce gentilhomme ce que je devais lui dire car il eût été stupide de sacrifier votre vie inutilement.
Il ouvrit la bouche pour crier quelque chose, mais la pression des petites mains se fit plus implorante et Jean se contenta de hausser les épaules et de maugréer :
— C'est bon, mademoiselle. Sans doute avez-vous raison, et ne suis-je qu'un imbécile !
Le regard qu'il lui jeta était non seulement dépourvu de reconnaissance, mais encore si lourd de mépris que Marianne frissonna. Elle comprenait qu'aux yeux de Jean elle était maintenant une ennemie, une espionne au service des émigrés, puisque Morvan avait jugé bon de l'annoncer comme une envoyée des princes exilés et que leur camaraderie, née dans le danger, était morte. Sans trop savoir pourquoi, elle en éprouva une peine cruelle, mais Morvan l'observait et elle s'obligea à tourner les talons pour ne pas éveiller davantage ses soupçons. Une aristocrate devait-elle se soucier d'un serviteur ? Il remarqua, d'ailleurs, tandis qu'elle glissait à nouveau sa main sous le bras offert :
— Voilà un domestique avec lequel vous prenez bien des précautions, ma chère ? Je me demande si j'ai raison de le laisser en vie. Vous y tenez trop.
Comprenant qu'un plaidoyer quelconque n'aiderait pas Jean, qu'il lui fallait au contraire jouer jusqu'au bout le rôle qu'elle s'était attribué, elle se contenta de-hausser à son tour les épaules et de répondre :
— Les serviteurs fidèles sont rares, surtout pour une émigrée ! Maintenant, si vous le voulez bien, j'aimerais que vous me conduisiez à votre demeure, monsieur Morvan, car je suis lasse et transie de froid.
Sans rien ajouter d'autre, elle se laissa emmener par le naufrageur vers une maison inconnue. Non sans inquiétude, car cet homme qui s'était avoué de son rang, mais ne s'était pas démasqué pour elle, cet homme qui tuait de sang-froid, ce naufrageur qui volait, pillait... et avait glissé son collier de perles dans sa poche avec une trop grande aisance, ne lui inspirait vraiment aucune confiance. Tout ce qu'elle souhaitait en obtenir, c'était un temps de repos, de la nourriture pour restaurer ses forces épuisées. Mais elle ne se faisait aucune illusion sur ce qui suivrait. Dès qu'elle irait mieux, elle lui fausserait compagnie avec Jean. Lui pour rejoindre sans doute son fameux Surcouf, elle pour essayer de retrouver le peu de famille qui lui restait.
Sur la plage, les pilleurs d'épaves avaient entassé les dépouilles auprès des feux ; mais, entre le navire échoué, aux trois-quarts submergé, et la rive, il y avait encore bien des épaves qui flottaient. Les hommes se jetaient encore à l'eau, pris de cette folie du butin qui ne devait pas lâcher facilement prise, mais maintenant la tempête se calmait en même temps que la marée changeait. Le fracas des vagues qui, l'instant précédent, se brisaient en hautes gerbes d'écume, sur les rochers, fit place à une sorte de silence où s'éteignit la griserie des hommes. L'eau commença à se retirer. En même temps, une grisaille se répandit sur toute sa surface et gagna le ciel. Le jour allait venir et Morvan, qui remontait lentement la grève avec Marianne, s'arrêta pour humer l'air puis, tirant de sa poche un sifflet d'argent, il en tira trois sons brefs et perçants qui figèrent ses hommes sur place. De son bras tendu, il leur désigna le ciel. Les naufrageurs, à regret, sortirent de l'eau, remontèrent vers les feux et se mirent à charger les ballots et les caisses sur leurs épaules. Les cadavres demeurèrent abandonnés. Marianne, en passant près de l'un d'eux, ferma les yeux pour ne pas voir le pauvre visage aux yeux grands ouverts. Il fallait, si elle voulait vivre, qu'elle dissimulât, à l'homme qui la conduisait, l'horreur profonde qu'il lui inspirait. Peu à peu, elle apprenait, durement, la plus cruelle des leçons : pour survivre, il fallait mentir, ruser, duper. Mais cette leçon-là, elle ne l'oublierait plus. A l'exception de ce malheureux garçon que l'on traînait derrière elle et, peut-être de l'immense Black Fish, dont le cadavre devait flotter quelque part entre deux eaux, dans cette baie maudite, ses premiers contacts avec les hommes du vaste monde ne lui avaient apporté que dégoût et un profond sentiment de mépris. Dorénavant, elle entendait sortir victorieuse de tous les combats qu'elle engagerait avec eux, du moins dans les limites, encore inconnues, de ses forces.