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Du ciel gris sombre, un crachin têtu se mit à tomber. Les feux éteints, les luisances des rochers couverts d'algues se révélaient dans le jour naissant. Quelque part dans la campagne, un coq lança un cri enroué. Les pieds de Marianne cessèrent de s'enfoncer dans le sable et foulèrent un sol dur couvert d'une herbe desséchée. On avait atteint la lande bretonne.

5

MORVAN LE NAUFRAGEUR

Le manoir de Morvan ouvrait un portail du XVIe siècle délabré et flanqué de deux tourelles, au bout d'un chemin creux transformé en bourbier par l'hiver où les petits frênes dépouillés et les ajoncs formaient un long tunnel verdâtre. Un peu plus loin, dans un creux de la lande, quelques maisons basses, aux murs de granit gris, aux grands toits de chaume, composaient un petit hameau. La mer était toute proche, dominée de haut par une falaise déchiquetée qui se creusait vers le sud en un étroit estuaire filant profondément dans les terres. Sur la lande, deux menhirs, sentinelles de la solitude, montaient leur garde mélancolique parmi les genêts et les ajoncs, tandis qu'au sommet d'une colline proche les restes d'un cromlech gisaient dans l'herbe rase, attendant sans fin le retour d'un culte solaire qui ne reviendrait plus.

Mais de tout cela, Marianne ne remarqua pas grand-chose dans l'humidité livide du jour levant. Recrue de fatigue, transie de froid, elle vit seulement le lit que Morvan avait fait apparaître dans un mur de bois en ouvrant un panneau découpé comme une dentelle. Il y avait là des matelas de varech, des couvertures de laine brute, des draps de lin à peine roui, mais elle s'y était jetée avec une reconnaissance d'animal harassé et s'y était endormie aussitôt.

Quand le sommeil sans rêve qui l'avait terrassée se dissipa enfin, Marianne vit que la nuit était revenue. Des bougies brûlaient dans des chandeliers d'argent, le feu ronflait dans une antique cheminée de pierre aux parois noires de suie et, devant l'âtre, une vieille en robe noire et coiffe blanche surveillait l'ébullition d'un grand chaudron plein d'eau, tout en disposant quelques vêtements sur un banc. Elle avait le profil effondré de ceux qui n'ont plus de dents et l'ombre, que les flammes dessinaient en noir jusqu'à l'antique plafond à caissons délabrés, était celle, inquiétante, d'une sorcière. Un tremblement incessant agitait son menton au-dessus du flot de rubans qui nouait son bonnet.

En se redressant, Marianne fit craquer le bois du lit. La vieille tourna vers elle des yeux sans couleur sous des paupières fripées de tortue :

— Voilà de quoi vous habiller et il y a de l'eau chaude pour vous laver. Vous pouvez vous préparer.

Le ton autoritaire de la vieille hérissa Marianne, encore habituée à la déférence paisible de ses domestiques.

— J'ai faim ! fit-elle sèchement. Allez me chercher à manger.

— Plus tard ! riposta la vieille sans se démonter. Habillez-vous et allez rejoindre le maître. S'il lui plaît que vous mangiez, vous mangerez.

Et, appuyant sa boiterie sur un gros bâton noueux, la vieille quitta la pièce sans plus s'occuper de la jeune fille. Celle-ci se hâta d'enjamber la porte ajourée de son étrange lit, se retrouva sur un banc et, de là, sauta sur le sol qui, de terre battue, montrait de loin en loin quelques vestiges d'un dallage colorié. La pièce elle-même, de dimensions seigneuriales sous son plafond où quelques dorures brillaient encore sous les abondantes toiles d'araignées, n'avait d'autres meubles que trois de ces curieux lits-placards, aux parois sculptées avec un art naïf mais charmant, les bancs par lesquels on y montait et le banc disposé devant la cheminée qui, lui, supportait, outre les vêtements, une cuvette, du savon et des linges de toilette. La vieille avait fait dans la cheminée un vrai feu d'enfer et Marianne put se laver sans souffrir du froid. Elle le fit avec un certain plaisir, terminant par ses cheveux poissés de sable et d'eau de mer, jetant au fur et à mesure, par la petite fenêtre, les cuvettes d'eau sale sans se préoccuper de l'endroit où elles pouvaient tomber.

Enfin, elle se sentit propre, tordit ses cheveux en épaisses torsades qu'elle roula autour de sa tête, puis se tourna vers les vêtements préparés pour elle. A sa grande surprise, ils étaient d'une étonnante somptuosité pour des habits paysans. La robe, garnie au bas d'une broderie d'or, était de damas vert feuille, du même vert que le petit tablier de satin garni de dentelles. Un grand châle de dentelles et une coiffe de mousseline en forme de petit hennin complétaient la toilette, avec une paire de fins souliers à boucles d'argent. Marianne revêtit le tout avec un plaisir bien féminin, et, dénichant un vieux miroir pendu dans un coin, s'y contempla avec quelque complaisance. La robe semblait faite pour elle. Le corselet de velours sanglait bien sa taille mince et lé vert de la soie était le même que celui de ses yeux. Drapant avec grâce sur ses épaules le grand châle de dentelle d'Irlande, elle pirouetta sur elle-même et se dirigea vers la porte.

Les deux salles qui faisaient suite à la grande chambre offraient le même état d'abandon et de délabrement : murs nus où apparaissaient, de place en place, des vestiges de fresques où des figures chlorotiques erraient sur des fragments de prairies effritées, cheminées aux ciselures croulantes, absence totale de meubles et abondance de toiles d'araignées, si épaisses qu'elles formaient, tombant du plafond, de fumeuses draperies grises. Un instant, Marianne se demanda si Morvan ne l'avait pas installée dans une maison totalement abandonnée mais, par une porte entrouverte, des éclats de voix lui parvenaient. Elle se dirigea de ce côté, poussa la porte.

La pièce qui s'ouvrait au-delà aurait pu être aussi bien une salle à manger de château, grâce à son immense table, une salle de chapitre de monastère par la vertu des voûtes d'arêtes du plafond et du grand Christ de bois noir, étalé sur le mur du fond, ou un simple entrepôt tant les colis, caisses et ballots de toutes sortes s'y entassaient autour d'antiques fauteuils couverts de cuir clouté et de nombreux tabourets. Beaucoup de ces ballots étaient éventrés, laissant échapper des pièces de toile ou de soie, des balles de coton, des paquets de thé ou de café, des peaux tannées et une foule d'autres choses, produits récents ou plus anciens du pillage des épaves apportées par la mer. Mais Marianne ne s'attarda pas à détailler le décor, car, au beau milieu de ce désordre, une violente dispute opposait le chef des naufrageurs à une fort jolie fille portant un costume assez semblable à celui de Marianne, à cela près que sa robe était de satin vermeil et son châle de soie de Chine brodée de fleurs de pommiers.

Seul le ton furieux indiquait la querelle, car les deux adversaires s'affrontaient en breton et il n'était vraiment pas possible à la nouvelle venue d'y comprendre un seul mot. Elle se contenta de constater que la fille était brune comme elle, quoique moins foncée, qu'elle avait un joli teint rose et que ses yeux couleur de noisette pouvaient être d'une incroyable dureté. Elle constata, en outre, à sa grande surprise, que, si Morvan avait ôté son grand chapeau rond, il avait conservé son masque de velours noir. Mais déjà la fille avait fait volte-face en entendant entrer quelqu'un et, découvrant Marianne, tournait contre elle sa colère.