— Je crois savoir, riposta Marianne sans sourciller, que, pour jouer à ce jeu-là, il faut être deux... et vous auriez quelque peine à m'y décider aussi facilement qu'à celui-ci ! En revanche, il me serait agréable que vous ôtiez enfin ce masque. Votre visage de velours m'est pénible.
— Celui qu'il dissimule vous le serait cent fois plus ! fit-il sèchement. Si vous tenez à le savoir, je suis défiguré, belle enfant ! Un coup de sabre malheureux à Quiberon où j'ai tout de même pu sauver mes os du carnage et m'estimer heureux de m'en tirer à si bon compte. Aussi, laissons là mon masque, ma chère, et jouons.
Marianne était, de longue date, habituée au jeu savant des échecs. L'abbé de Chazay, dont c'était la passion, avait, au cours d'innombrables parties, développé avec patience son sens de la stratégie. Elle jouait bien, avec une audace et une rapidité capables de désarçonner un joueur solide. Mais, ce soir-là, elle n'était pas à la partie. Ses yeux voyaient à peine les pièces brillantes sur lesquelles les flammes allumaient des chatoyances dorées, parce que ses oreilles épiaient passionnément autour d'elle les bruits de cette maison étrangère. Gwen avait disparu comme par enchantement. La vieille Soizic s'était éloignée avec son plateau. Le bruit de ses sabots s'était fait entendre presque aussitôt sous la fenêtre de la cuisine. Il devait y avoir, tout près, une porte par laquelle on sortait et qui menait à la grange où Jean était enfermé. Les deux « lieutenants » s'étaient retirés, en traînant les pieds, après un gauche « bonsoir, la compagnie ». Peu après, ce fut le petit tailleur qui, sa chandelle à la main, traversa à son tour la cuisine pour gagner le trou où le châtelain lui permettait de dormir.
Une fois debout, Marianne constata avec pitié que c'était une sorte de gnome aux jambes tordues, beaucoup trop courtes pour un torse normalement développé, à la bosse près. Il passa aussi loin que possible des joueurs en murmurant un humble salut, mais, à nouveau, la jeune fille intercepta le coup d'œil haineux qu'il lançait à Morvan.
Enfin, le vieux de la cheminée s'éloigna d'un pas de somnambule. Ensuite, il n'y eut plus d'autre bruit que l'éclatement des braises et la respiration un peu lourde de Morvan. Peu à peu, l'atmosphère, avec tout ce silence, devenait pesante. Le masque et la façon dont le fauteuil était placé tenaient dans l'ombre le visage du naufrageur et Marianne avait l'impression désagréable de jouer contre un fantôme. Seule, la main qui avançait les pièces sur les cases de bois de violette et de citronnier semblait vivante. Une admirable main, en vérité, d'une blancheur presque féminine, avec de longs doigts minces et nerveux, d'une forme parfaite. Marianne avait déjà vu, tout récemment, des mains presque semblables, à la couleur de la peau près. Jason Beaufort avait des mains comme celles-là, et ce souvenir ne fut pas agréable à la jeune fille. Pourtant, sur celles de Morvan, ses yeux perçants pouvaient distinguer, à la base de l'annulaire, la fleur à peine rosée d'une cicatrice en forme d'étoile. C'était étrange comme une main pouvait évoquer une foule de choses et, pour Marianne, c'était, depuis toujours, un sujet de fascination. De tout temps, elle avait aimé à observer les mains des gens ! Or, ces mains-là évoquaient tout autre chose que les embuscades, les nuits passées sous un rocher battu par la tempête, à guetter de malheureux navires attirés par l'infernal miroir aux alouettes... Elles évoquaient...
Brusquement, la main se retira tandis que la voix froide et courtoise de Morvan dispersait les pensées de son adversaire.
— Vous n'êtes pas au jeu, ma chère ! Voilà que vous prétendez jouer avec mon fou... Peut-être vous sentez-vous plus lasse que vous ne pensiez ? Préférez-vous que nous arrêtions pour ce soir ?
Marianne saisit la balle au bond. Elle avait, en effet, mieux à faire pour cette nuit et, avec un sourire confus, elle accepta, disant qu'en effet elle avait de nouveau sommeil. Morvan se leva, s'inclina et lui offrit son bras.
Le feu n'était plus que braises rouges et, dans la longue pièce nue, le froid s'insinuait, mais, dans les chandeliers d'argent, les bougies avaient été remplacées et, dans le placard de bois sculpté, le lit avait été refait. Sur la couverture, une longue chemise de toile fine avait été disposée soigneusement. Marianne, cependant, ne songeait nullement à se coucher. Elle commença par jeter quelques bûches sur les braises et les flammes s'élevèrent de nouveau, hautes et claires, chassant les ombres lugubres. Après quoi, elle alla droit à la fenêtre, écarta le rideau déchiré que l'on avait tiré devant, et constata avec colère qu'elle était solidement barricadée à l'aide d'un cadenas. Morvan, apparemment, ne laissait rien au hasard. Une vague de découragement envahit la jeune fille. Elle ne parviendrait jamais à joindre Jean et, demain, tous deux iraient à la catastrophe. Comment sortir d'ici ? Morvan, plus que probablement, avait fermé la porte à clef. D'ailleurs, l'infaillible enregistreur qu'est la mémoire lui rappelait déjà le claquement sec de la clef dans la serrure.
Sans conviction, elle alla malgré tout jusqu'à la porte, souleva le loquet... et le lâcha aussitôt. De l'autre côté du vantail, quelqu'un tournait, tout doucement, la clef dans la serrure. Marianne recula machinalement : la porte s'ouvrit, si doucement qu'aucun bruit ne se fit entendre. La figure blême du tailleur apparut surgie de l'ombre.
D'un doigt vivement posé sur sa bouche, il retint l'exclamation de stupeur de Marianne.
L'étrange bonhomme s'exprimait en un français impeccable. Pour toute réponse, la jeune fille lui fit signe d'avancer. Il claudiqua vers la muraille de bois où se cachaient les lits clos, ouvrit les panneaux des deux alcôves demeurées inoccupées, puis, rassuré sans doute par leur vide, revint vers Marianne qui le regardait faire avec étonnement.
— A droite de la porte de la grange, chuchota-t-il, en tendant le bras, on trouve un trou dans le mur. C'est là que l'on met la clef.
— Merci, fit Marianne, mais comment puis-je sortir de cette maison ? Même ma fenêtre est barricadée.
— La vôtre, oui, mais pas les autres et, en tout cas, pas celle de la pièce où je travaille. Elle est étroite et basse, mais vous êtes mince... et la grange est juste en face.
Il y eut un petit silence. Marianne considérait avec étonnement le bossu. Ses petits yeux brillaient comme des étoiles et il avait, tout à coup, l'air extrêmement heureux.
— Pourquoi faites-vous cela ? demanda-t-elle. Vous savez bien que je vais m'enfuir... et que vous risquez quelque chose.
— Rien du tout. Le « maître des naufrages » pensera que la jalousie vous a ouvert la porte. Qui donc se soucie d'un tailleur... sauf votre respect ? Quant à la raison qui m'anime... prenez que j'aime jouer des tours aux gens trop sûrs d'eux... ou encore que je hais le seigneur Morvan ! Faites vite.
— Merci encore, mais je vous devrai la liberté et...
— Pas encore ! Je ne suis pas sûr que vous puissiez fuir... ou alors seule !
— Que voulez-vous dire ?
— Rien. Vous verrez bien. Mais, de toute façon, je viendrai, avant le lever du jour, refermer cette porte, que vous soyez rentrée ou non. Ainsi, tout sera en ordre. Un conseil encore : ôtez ce châle clair. Malgré la nuit, on pourrait vous voir.
Vivement, Marianne laissa glisser l'épaisse dentelle de ses épaules, alla à l'un des lits, y prit une couverture brune et s'en enveloppa étroitement. Elle tremblait à la fois de froid et d'excitation. Puis, revenant vers Perinnaïc :
— Comment puis-je vous remercier de ce que vous faites pour moi ?
— C'est simple ! (Et, brusquement, le sourire avec lequel il contemplait la jeune fille se changea en une grimace hostile :) Faites tomber la tête de Morvan le naufrageur et je serai payé au centuple !