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Des femmes et des enfants se dirigeaient vers la plage, armés de longues gaffes et de râteaux avec lesquels, à marée basse, ils arracheraient le varech et ramèneraient les longs rubans vernis du goémon, qui était la seule richesse de ce pays oublié de Dieu.

Après la violence de la nuit écoulée, Marianne trouvait doux de rêvasser en face de cette tranquille beauté. Aussi, en voyant Morvan courir vers elle, eut-elle un geste d'ennui. Est-ce que vraiment cet homme ne pouvait pas la laisser tranquille un moment ? Mais, déjà, il était près d'elle, l'avait saisie par le bras, relevée de force.

— Rentrez tout de suite ! Vous m'avez menti, trompé ! Vous n'aurez pas l'occasion de recommencer.

— C'est vous qui recommencez à déraisonner ! Qu'est-ce que je vous ai encore fait ? cria-t-elle tout de suite en colère. Et d'abord, lâchez-moi !

Elle arracha son bras d'un geste brusque. Morvan dut lâcher prise et, déséquilibré, faillit tomber. Mais, sous l'absurde masque, Marianne vit que, pour une fois, il était très rouge. Les poings serrés, il revint sur elle :

— Votre précieux serviteur ! Cet homme dont vous vantez tellement la fidélité !... Il s'est sauvé, ma chère ! Il vous a plantée là !

Ce fut au tour de Marianne de vaciller. Elle s'attendait à tout, sauf à cela, et ne cacha pas sa stupeur.

— Il s'est sauvé ? répéta-t-elle. Mais... ce n'est pas possible ! Il ne pouvait pas.

Elle allait dire « Il ne pouvait pas me faire ça » et se mordit les lèvres. D'ailleurs, Morvan, lancé, continuait :

— Je le croyais aussi et je me méfiais. Je l'avais fait enchaîner dans la grange. Mais, ce matin, quand Soizic lui a porté sa soupe, elle a trouvé la cage vide, la porte simplement poussée contre le chambranle... et la chaîne sciée !

Marianne l'écoutait à peine.

— C'est impossible, répétait-elle machinalement. Impossible !

Brûlante d'indignation devant une trahison si noire, elle essayait, péniblement, de rassembler ses souvenirs. Les images de la nuit se reformaient devant sa mémoire, avec une précision impitoyable. Le Dru dormait quand elle l'avait quitté... et si profondément que la foudre, elle l'aurait juré, eût été impuissante à l'éveiller. La chaîne était intacte et, en sortant, elle avait soigneusement refermé la porte, remis la clef à sa place... A cet instant, elle en était certaine, Jean n'avait aucun moyen de fuir, sinon il le lui aurait montré, il aurait accepté de s'échapper avec elle immédiatement, comme elle le lui demandait. Elle eut, ensuite, une pensée pour le tailleur. Mais Perinnaïc lui avait dit que, si elle voulait fuir, elle devrait le faire seule. Ce n'était sûrement pas lui qui avait apporté au Breton la lime avec laquelle on avait scié la chaîne, qui avait ouvert la porte. Alors qui ? Elle n'eut pas le loisir de se poser plus longtemps la question. Au prix d'un effort, Morvan avait retrouvé le contrôle de lui-même et interrogeait froidement :

— J'attends que vous me donniez des explications.

Elle haussa les épaules, arracha une longue herbe sèche et se mit à la mâchonner, devinant qu'une attitude pleine de froideur était la seule à prendre.

— Quelles explications voulez-vous que je vous donne ? Je suis comme vous : je ne comprends pas ! Peut-être a-t-il eu peur ? Si vous l'aviez enchaîné...

— J'enchaîne toujours ceux qui osent prononcer devant moi certains noms et je commence à croire que j'ai eu tort de ne pas vous mettre au même régime. Après tout, j'ignore totalement d'où vous venez et qui vous êtes ! Je ne sais que ce que vous avez bien voulu me dire.

— Vous oubliez le médaillon de la Reine ?

— Vous avez pu le voler ! Rentrez immédiatement si vous ne voulez pas que je vous ramène de force. Je...

Il suspendit sa phrase. Depuis un instant, tout en parlant, il suivait machinalement les évolutions d'un petit bateau qui venait de doubler le promontoire où il se tenait avec Marianne. Il filait bon vent et sa voile rouge mettait une note brillante sur la mer grise... On pouvait voir la silhouette de l'homme qui le manœuvrait et, soudain, portée par un coup de vent, on entendit sa voix. Elle chantait avec une force joyeuse, narquoise :

...on vit venir sous l’vent

 à nous une frégate d'Angleterre,

qui fendait la mer z'et les flots

C'était pour attaquer Bordeaux...

La pureté cristalline de l'air donnait à la chanson une insolente netteté. Derrière elle, Marianne entendit un bruit bizarre et se rendit compte avec stupeur que Morvan grinçait des dents. Par les trous du masque, ses yeux qui regardaient la barque étaient ceux d'un fou et la jeune fille eut un frisson de crainte quand il les ramena sur elle.

— Vous entendez ? Nierez-vous encore ? Où donc prenez-vous vos serviteurs, mademoiselle d'Asselnat ? Sur les pontons anglais ?

— Je ne comprends toujours pas ! risposta-t-elle avec hauteur.

— Cette chanson, on la connaît sur toutes les mers du monde ! C'est celle des marins de Robert Surcouf ! Et votre soi-disant valet appartient à cette engeance !

— Vous êtes fou ! Il m'a toujours fidèlement servie ! affirma Marianne avec tant d'audace que la conviction de l'autre un instant s'en trouva ébranlée.

— Il se peut que vous ayez été trompée, vous aussi, mais, quoi qu'il en soit, nous serons bientôt fixés sur votre compte.

— Que voulez-vous dire ?

— Que j'ai reçu cette nuit, enfin, un message. Un émissaire du comte d'Antraigues sera ici sous peu. Nous réglerons ensemble votre situation, ma belle. Jusque-là, vous demeurerez sous clef !

— De quel droit ? s'insurgea Marianne qui pensait à son allié le tailleur et se sentait malgré tout assez forte pour payer d'audace, parce que, la nuit même, elle comptait prendre à son tour la clef des champs.

« Si quelqu'un vient de Londres, il ne pourra que vous confirmer mes paroles et ma qualité. C'est vous, mon cher, qui aurez à vous disculper pour m'avoir retenue ici. Vous me retardez.

Le ton assuré de la jeune fille ébranla visiblement le naufrageur, mais il se raidit, ne voulant pas se déjuger.

— Tout au moins sous ma garde directe. Venez, nous avons à rendre de pieux devoirs, au château.

— A qui ?

— A mon lieutenant Vinoc. Votre... serviteur l'a tué en s'enfuyant.

Le corps du défunt avait été étendu sur la table de la grande salle recouverte d'un drap blanc. Pour la circonstance, tous les colis, caisses et ballots de toute sorte qui l'encombraient habituellement avaient disparu et, de chaque côté de la table, on avait accroché au plafond un grand drap qui formait une sorte de chapelle blanche autour du corps. La mort n'avait pas apporté beaucoup de majesté au naufrageur. Même rasé, peigné et revêtu de ses plus beaux habits brodés, il gardait, dans l'éternelle immobilité, une farouche laideur et une expression de ruse profonde. Marianne se dit qu'elle avait rarement vu un mort aussi antipathique. Tous ceux qu'il lui avait été donné de contempler jusque-là avaient quelque chose de gentil, d'apaisé et de noble qui leur enlevait tout caractère effrayant. Mais celui-là entrait dans l'au-delà avec l'expression féroce qu'il avait eue dans la vie. La vieille Soizic devait avoir des pensées analogues à celles de Marianne, car elle avait regardé le défunt en hochant la tête et avait murmuré :

— L'est mort sans confession ! Ça se voit !

Elle lui avait tout de même joint les mains et enroulé un chapelet de buis autour des poignets, mais, visiblement, sans enthousiasme.