Quant à Marianne, Morvan lui avait enjoint de demeurer, comme toutes les femmes de la maison, en prière autour du cadavre, ainsi que l'exigeaient les minutieux rites funéraires du pays. Elle avait dû quitter ses brillants atours pour une robe de laine noire, peut-être empruntée elle aussi à Gwen, un châle noir et une coiffe de même nuance. Elle n'avait fait à cela aucune objection. Agenouillée sur un prie-Dieu à la hauteur des pieds de Vinoc, avec Gwen en vis-à-vis, elle pouvait au moins réfléchir tout en faisant semblant d'égrener son chapelet. Entre les deux femmes, sur un escabeau, on avait déposé un bol plein d'eau bénite dans laquelle trempait un rameau de buis séché. Marianne y tenait son regard obstinément fixé, de préférence aux pieds sans élégance du défunt. Quand elle relevait la tête, c'était pour rencontrer le regard de Gwen, à la fois moqueur et triomphant, quoique, à tout prendre, il y eût matière à penser dans ce regard. Pourquoi donc la Bretonne avait-elle tout à coup cet air de victoire ? Parce que Morvan la traitait enfin en prisonnière ou bien... Marianne en venait à se demander s'il fallait chercher très loin la main mystérieuse qui avait ouvert la porte de la grange, scié la chaîne de Jean Le Dru, qui avait poussé le Breton à prendre la fuite, cette fuite qu'elle ne parvenait toujours pas à s'expliquer. A moins que Jean ne fût un être profondément méprisable et dissimulé, il n'avait aucune raison de s'échapper seul, surtout après que Marianne eut refusé de l'abandonner. Non, il y avait autre chose. Celui ou celle qui lui avait ouvert la porte avait sans doute été obligé de le secouer, de le réveiller, de le convaincre de fuir. Quelque chose disait à Marianne qu'avec le garçon elle avait gagné, cette nuit ; bien plus : qu'elle en avait fait, au prix de son désenchantement personnel, une chose à elle. C'était un être fruste, simple et puisqu'elle s'était donnée à lui, tout, aux yeux de Le Dru, devait être devenu simple. Alors ? Que lui avait-on dit pour qu'il l'abandonnât ainsi froidement, mettant même sa vie en péril ? Cela ressemblait assez à une vengeance de femme.
Derrière la jeune fille courbée, des pas se faisaient entendre : sabots raclant la pierre usée des dalles ou grincement de gros souliers ferrés. Parfois, une main plongeait, prenait le brin de buis et aspergeait pieusement le cadavre. Les gens du hameau et les paysans d'alentour venaient, comme le voulait la coutume, s'incliner devant la dépouille de leur frère. Qu'il eût été, sa vie durant, une franche crapule, ne changeait rien à la chose : c'était un Breton mort et, pour tous les Bretons, il était sacré.
C'était assez touchant, au fond, à ceci près toutefois qu'entendant Morvan inviter solennellement tous ceux qui venaient à la « veillée funèbre » Marianne sentit l'inquiétude lui revenir. S'il fallait rester au milieu de tous ces gens, comment donc ferait-elle pour fuir ? D'ailleurs, la laisserait-on seulement disposer seule de sa chambre ? Morvan avait dit qu'il se chargeait désormais de la garder, ce qui n'avait rien de rassurant. De plus, si c'était Gwen qui avait poussé Le Dru à fuir, elle ne s'arrêterait pas en si bon chemin : dans le regard méchant de la Bretonne, Marianne avait pu lire qu'elle n'aurait ni trêve ni repos tant que l'intruse n'aurait pas disparu. Certes, il y avait toujours son ami le tailleur, sauf votre respect ! — mais parviendrait-il cette fois à l'aider ? Tout compte fait, Marianne se mit à prier pour de bon, mais pour elle-même, non pour ce trépassé sans intérêt. Elle avait terriblement besoin de l'aide divine.
Une main énorme, noire et velue s'empara du brin de buis en même temps qu'une voix de basse taille se mettait à psalmodier :
De Profundis clamavi ad te Domine,
Domine, exaudi vocem meam...
Sursautant comme si un bourdon de cathédrale s'était mis soudain à sonner contre ses oreilles, Marianne remonta de la main au visage et retint un cri de stupeur. C'était un paysan gigantesque. Il portait le traditionnel costume breton : bragoubraz plissé et serré au genou, gilet brodé sous une courte veste de drap, veste en poil de chèvre par-dessus. Mais, au milieu des longs cheveux noirs tombant sur les épaules, sous le grand bonnet bleu des hommes de Goulven, elle reconnut Black Fish !
Appuyé sur un énorme gourdin, le yeux au ciel, il chantait avec application, comme s'il n'avait fait que cela toute sa vie. Les paysans levait sur lui des yeux fascinés, ce qui permit à Marianne de contrôler son émotion, bien naturelle, en voyant surgir devant elle celui qu'elle croyait noyé. Comment était-il là ? Par quel miracle avait-il échappé à la fois à la tempête, aux récifs et aux naufrageurs ? Autant de questions sans réponses pour la jeune fille. Mais, au fond, puisque Jean Le Dru et elle-même s'en étaient tirés sains et saufs, il était naturel que Black Fish, une force de la nature, s'en soit tiré lui aussi.
Les paysans répondaient en chœur, maintenant, à la prière des morts et Marianne fit effort pour retrouver dans sa mémoire les paroles rituelles, mais elle était bien trop troublée. Sa mémoire n'était qu'un grand trou vide. Cela n'avait d'ailleurs pas beaucoup d'importance. La présence de Black Fish, elle en était sûre, c'était la réponse du Seigneur à sa prière.
Le chant fini, Morvan quitta la haute chaise seigneuriale devant laquelle il s'était tenu et s'approcha du nouveau venu :
— Je ne te connais pas, brave homme. Qui es-tu ?
— Son cousin, répondit Black Fish en tendant vers le mort son gros doigt velu. Je suis, comme lui, de Goulven. Je venais le voir quand on m'a appris la nouvelle ! Pauvre Vinoc ! Un si bon gars !
Et, sous l'œil stupéfait de Marianne, le marin essuya vivement une larme qui aurait peut-être eu quelque peine à couler. Mais il faisait si « vrai » que Morvan n'eut aucun soupçon. Il se fit même accueillant, appliquant d'instinct les strictes lois de l'hospitalité seigneuriale.
— Demeure, en ce cas. Tu veilleras avec nous et prendras ta part du repas de cette nuit.
Black Fish s'inclina sans répondre et alla rejoindre le groupe des paysans. La tête dans les épaules, appuyé lourdement des deux mains sur sonpen bas[6], il se confondait presque avec les autres hommes et Marianne, ramenée à sa prière, ne put rencontrer son regard. Dès lors, il fut impossible à la jeune fille de penser à autre chose qu'à cet homme silencieux de qui pouvaient dépendre tant de choses. Elle ne s'expliquait pas comment il était là, ni pourquoi, mais elle était persuadée qu'il était là pour elle. Une excitation fébrile montait en elle, si impérieuse qu'il lui fut bientôt impossible de garder plus longtemps sa position agenouillée. Elle se leva en faisant une grimace, comme si ses genoux lui faisaient mal. Une paysanne vint aussitôt prendre sa place.
Morvan fronça les sourcils, mais lui intima à voix basse l'ordre d'aller rejoindre Soizic à la cuisine. C'était tout ce qu'elle désirait. Pourtant, si grand que fût son désir de s'approcher de Black Fish, elle n'osa pas passer auprès de lui pour sortir.
C'est seulement quand toute la maisonnée s'assembla, la nuit venue, autour d'une vieille qui devait psalmodier une sorte de chant funèbre à la gloire du défunt qu'ils purent se rapprocher. Tandis que chacun s'installait autour de la table funèbre, causant fatalement un certain remous,
Marianne sentit qu'on lui touchait le coude. Une voix chuchota, en anglais :
— Demain... pendant l'enterrement... Tâche de t'évanouir à l'église !
Elle se retourna, surprise, mais ne vit, derrière elle, que la figure, confite en religieux respect, d'une petite vieille qui marmottait des prières entre son nez et son menton, les lèvres, faute de dents, ayant totalement disparu. Un peu plus loin seulement, elle aperçut le large dos du marin qui allait prendre sa place parmi les hommes.