La veillée fut pour Marianne parfaitement insupportable. Elle n'écouta rien du chant funèbre de la vieille, mangea du bout des dents au repas de minuit que la coutume obligeait à servir et, surtout, n'accorda pas la moindre pensée à un défunt qui, d'ailleurs, n'en méritait guère. Les paroles de Black Fish tournaient sans arrêt dans sa tête ; elles y mettaient une fièvre et une vague inquiétude. Il lui avait demandé de s'évanouir à l'église ? Mais c'était infiniment moins facile qu'il n'y paraissait ! Dans toute sa vie, Marianne s'était évanouie une seule fois, au moment où, arrachée de la Mouette et à demi noyée, elle avait été happée par la gaffe du naufrageur. La douleur et la suffocation lui avaient fait perdre conscience. Mais comment pouvait-on faire pour s'évanouir de façon convaincante lorsque l'on est de sang-froid ? Elle avait bien vu, dans quelques salons anglais, une ou deux frêles créatures s'évanouir avec grâce, au bon moment et sans perdre rien de leurs fraîches couleurs, et elle avait deviné que c'était là simple comédie. Or, il fallait un bon évanouissement, quelque chose de probant, capable de créer un vigoureux remous et non un simple accident. Il faudrait donc faire de son mieux... et laisser le ciel s'occuper du reste !
Elle était si bien absorbée par ses pensées qu'elle s'aperçut seulement en arrivant à la porte de sa chambre que Gwen l'avait suivie. Seuls, les hommes continuaient la veillée. Les femmes avaient reçu permission de prendre un peu de repos. Mais, quand la Bretonne voulut entrer avec elle, Marianne se rebiffa :
— C'est ma chambre ! fit-elle sèchement.
— C'est aussi la mienne pour cette nuit. Et ne crois pas que cela m'amuse. J'exécute les ordres de Morvan, un point c'est tout. Je ne suis d'ailleurs pas mécontente qu'il se soit enfin décidé à se méfier de toi !
Le ton insolent de la fille, le tutoiement égali-taire qu'elle avait employé et qui disait assez qu'elle ne pensait plus avoir à se gêner avec Marianne, tout cela fit monter la moutarde au nez de l'aristocrate. Si la Bretonne cherchait la bagarre, elle allait la trouver ! D'un geste vif, Marianne l'empoigna par le bras et la fit pénétrer dans la pièce plus vite qu'elle ne l'eût souhaité. Après quoi, refermant soigneusement la porte :
— Quelque chose me dit qu'il ne ferait pas mal de se méfier aussi de toi, ma fille ! Et puisqu'il faut finir la nuit ensemble, autant bien l'employer. Et s'expliquer une bonne fois !
Cette entrée en matière eut, au moins, l'avantage de décontenancer Gwen. La ruse et la méfiance se répandirent comme une ombre sur son joli visage.
— S'expliquer ? Sur quoi ?
— Sur ta conduite. Il me semble qu'il y a beaucoup à en dire. Ainsi, tu viens de m'apprendre que Morvan se méfiait désormais de moi. Et pour quelle raison ? Parce que Jean Le Dru a pris la fuite ? En ce cas, il soupçonne à tort : je n'y suis pour rien. Je n'en dirais pas autant de toi !
— Et pourquoi, s'il te plaît ?
— Parce que c'est toi qui l'as fait fuir !
L'instant précédent, Marianne n'en était nullement certaine. Mais maintenant qu'elle avait articulé les mots, maintenant que leur son avait retenti, elle découvrait avec surprise qu'elle n'en avait jamais douté. De fait, la stupeur qui se peignit sur la figure de Gwen était un aveu. Aussi, sans lui laisser le temps de protester, ajouta-t-elle :
— Inutile de nier : je le sais.
— Comment le sais-tu ? fit l'autre renonçant à se défendre.
— C'est mon affaire. Je le sais et cela doit te suffire. Mais, ce que j'ignore, c'est pourquoi tu l'as fait. Et ça, j'aimerais bien le savoir.
Un sourire méchant pinça les lèvres de la Bretonne.
— Va le demander à Morvan ! Moi je ne te dirai rien.
— Le demander à Morvan ? Ce n'est peut-être pas une si mauvaise idée. Mais n'essaie pas de m'en faire accroire. Il n'est pour rien là-dedans. Après tout, pourquoi ne pas le prendre comme arbitre entre nous. Je lui dirai...
Marianne ne broncha pas sous l'attaque. Elle se permit même le luxe d'un sourire.
— Pourquoi pas ? Je n'ai rien à perdre, ayant déjà tout perdu. De mon côté, je lui apprendrai que tu as fait fuir son prisonnier... son prisonnier qui est l'un des marins de ce Surcouf qu'il paraît haïr de si bon cœur, et il se pourrait que les poissons de la baie aient deux plats à leur souper. J'aurais voulu que tu le voies sur le rocher, tandis que son prisonnier filait sur l'eau en le narguant !
Sans même chercher à vérifier sur la physionomie de Gwen l'effet de ses paroles, Marianne se dirigea vers la cheminée, prit les pincettes et se mit à tisonner les braises encore bien rouges. Le silence de la réflexion tombait entre les deux jeunes filles. Elle l'employa à remettre des bûches dans le feu, attendant sans impatience que l'autre se décidât. Enfin :
— Que veux-tu savoir ? murmura Gwen maussade.
— Je te l'ai dit : pourquoi as-tu fait fuir Jean ?
— Parce que tu avais besoin de lui ! Je t'ai vue quand tu as été le rejoindre et je t'ai suivie. J'ai entendu ce que vous disiez... presque tout !
— Alors ? fit Marianne impassible.
— Alors, j'ai compris que sans lui tu serais perdue, que tu avais besoin qu'il mente pour toi. Je suis allée le trouver, après ton départ, il dormait et j'ai eu bien du mal à l'arracher au sommeil. Mais, une fois réveillé, il m'a écoutée avec beaucoup d'attention.
— Et tu lui as dit ?
— Que tu lui mentais. Que tu étais une espionne des Anglais envoyée à Saint-Malo où, déguisée en victime d'un sort impitoyable, tu devais t'introduire chez Surcouf – on connaît sa folle générosité ! – et là t'arranger pour le séduire et pour obtenir de lui que ses navires cessent de s'attaquer à l'Anglais... Tu es assez belle pour y parvenir et le roi des corsaires, s'il n'est plus tout jeune, n'en est pas moins capable d'apprécier la beauté.
— Et il t'a crue ? s'écria Marianne ulcérée au souvenir de ce qu'elle avait donné au Breton pour se l'attacher.
— Sans hésitation ! Ton histoire de duel était un peu difficile à avaler aussi ! Et puis, il avait pu constater que tu ne reculais pas devant grand-chose pour t'attacher un homme. Enfin, nous sommes bretons tous les deux : on se soutient entre pays ! Je n'ai pas eu grand mal. Il y avait trop de choses bizarres dans ton récit. Ma seule chance a été d'affirmer sans le savoir que vous alliez réellement à Saint-Malo quand vous avez naufragé.
Marianne dut faire un effort pour ne pas se laisser aller à une colère furieuse. Tout ce qu'elle avait fait s'était retourné contre elle. Cette fille et le Breton s'étaient joués d'elle ! Ainsi, c'était là toute la confiance que l'on pouvait accorder à la parole d'un homme ? Tout juste sorti de ses bras, Jean était allé croire ce que lui avait raconté cette fille, simplement parce qu'ils étaient du même pays ? Ou bien Gwen avait-elle payé un prix analogue ? Mais elle faisait de rapides progrès dans l'art de se maîtriser. Elle se contenta de hausser les épaules et de jeter à sa compagne un regard méprisant.
— Félicitations ! Tu es habile, plus que je ne l'aurais cru. Maintenant, dis-moi : quel mal t'avais-je fait pour que tu t'acharnes ainsi à me perdre ? Je t'avais, bien involontairement, emprunté une robe. C'est mince comme grief !
— Et Morvan ? Morvan qui ne regardait plus que toi, qui me laissait de côté ! Est-ce que tu crois que je pouvais tolérer que tu prennes ma place ? lança Gwen sauvagement.
— Ta place ? Elle est enviable en vérité : maîtresse d'un bandit de grands chemins, d'un nau-frageur qui finira sa vie un jour au bout d'une corde ! Il t'était plus facile de m'aider à fuir.