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— Mais c'était moins définitif ! Seuls les morts ne sont plus gênants ! Voilà pourquoi je te garderai étroitement jusqu'à ce que tu sois enfin démasquée et que...

— Grand bien te fasse ! soupira Marianne excédée. Garde-moi donc si tu y tiens tellement, mais laisse-moi dormir. Je vais me coucher.

Elle avait compris qu'il n'y avait rien à tirer de cette fille bornée. Gwen, avec son instinct primitif, ne connaissait qu'un seul moyen d'éliminer ceux qui la gênaient : la mort. Elle avait lâché Jean Le Dru pour couper Marianne de tout secours et, maintenant, elle attendait, avec une patience de chatte, l'arrivée du mystérieux visiteur qui, selon elle, démasquerait à jamais son ennemi et signerait son arrêt de mort. Discuter plus longtemps était inutile. Mieux valait essayer de récupérer quelques forces pour le lendemain.

Dans la grande salle, la veillée se poursuivait. Un chant funèbre, lent, sinistre, perçait les épaisses muraillles et venait jusqu'à Marianne. Elle frissonna. Ces voix d'hommes, mal accordées, semblaient la plainte même des âmes en peine qui, selon les légendes bretonnes, sortent la nuit pour hanter les chemins et reprocher aux vivants leur bien-être égoïste. Mais elle s'efforça de secouer cette triste impression. Demain à pareille heure, elle espérait bien être hors de ce manoir ruineux.

Quand le cortège funèbre quitta le manoir, le temps était épouvantable. Le vent et la pluie soufflaient en rafales, courbant les genêts et les ajoncs, détrempant les chemins devenus autant de bourbiers. Le ciel était si gris, si bas, qu'il semblait peser sur les têtes mêmes des assistants et le temps était si mauvais que l'on avait dû renoncer à transporter le corps au cimetière sur une charrette, comme c'était la coutume. Quatre hommes vigoureux le portaient sur leurs épaules, s'abritant de leur mieux derrière le bois rugueux. En tête, sur un cheval, cheminait le recteur du village psalmodiant des prières. La maisonnée et les amis suivaient de leur mieux, courbant le dos pour résister au vent qui déferlait sans arrêt, apportant le son grêle d'une cloche sonnant en glas. Seul, le tailleur était demeuré au logis, penché sur son ouvrage. Il n'était pas véritablement un homme.

Enveloppée d'une épaisse mante noire, le capuchon rabattu sur les yeux, Marianne cheminait parmi les autres femmes, encadrée par Gwen, toujours aussi hostile, et par la vieille Soizic, trop occupée par son chapelet pour lui prêter attention. Elle ne se souciait d'ailleurs pas de ses voisines, regardant surgir de la lande le petit clocher de granit gris. Elle pensait à Black Fish. Pourquoi donc tenait-il tant à la faire fuir ? Elle l'avait payé pour passer en France et elle était en France. Son contrat rempli, il n'avait plus à se soucier d'elle. Et, cependant, il avait pris de nouveaux risques pour l'enlever à Morvan. Dans quel but ? Si elle partait avec lui, vers quel nouvel avatar l'entraînerait-il ? Elle allait décidément d'énigme en énigme ! De toute façon, sa situation ne pourrait être pire. Elle l'avait lu dans le regard glacé dont Morvan l'avait enveloppée au moment du départ. C'était uniquement pour la garder sous son regard qu'il avait exigé qu'elle assistât aux funérailles. Il n'était pas possible de la laisser au manoir et personne ne pouvait rester.

La petite église, entourée de tombes modestes et flanquée d'un ossuaire en forme de reliquaire, s'élevait auprès d'un bouquet d'arbres morts. Un peu plus loin, un dolmen trapu coiffait une colline, comme une bête à l'affût. Il était fait de si grosses pierres qu'il prenait des allures d'arc de triomphe.

Le cercueil s'engouffra sous le porche bas, suivi de son cortège. Une glaciale humidité tomba sur les épaules de Marianne qui frissonna. Il faisait sombre. Deux gros cierges de cire jaune et la petite lampe rouge du chœur éclairaient seuls le sanctuaire qui parut s'emplir de fantômes. Les grandes mantes noires des femmes, la chasuble du prêtre, le long manteau de Morvan, son masque funèbre, tout cela formait une assemblée d'ombres qui se détachaient à peine dans la semi-obscurité de l'église. Des voix, qui parurent sépulcrales à Marianne, éclatèrent. L'office commençait.

Sous ces voûtes basses et sombres, on avait l'impression d'être déjà dans le tombeau. Seul le mort était bien à sa place. Le froid était vif. De toutes les bouches s'élevait une buée légère et Marianne se sentait de plus en plus mal. Ses pieds, ses mains étaient glacés. En revanche, sous la bure mouillée, son front brûlait et son cœur battait à tout rompre. Le moment, sans doute, était venu, mais l'émotion l'étranglait. Elle se sentait, tout à coup, très seule, très menacée. Nulle part, elle n'apercevait la silhouette rassurante de Black Fish. Pourquoi n'était-il pas là ? Avait-il changé d'avis ? Tout à l'heure, elle l'avait aperçu dans le cortège, mais, depuis l'entrée à l'église, il semblait s'être volatilisé.

La pensée qu'il était arrivé quelque chose, qu'il l'avait peut-être abandonnée, l'envahit, si affolante que, soudain, Marianne perdit le contrôle d'elle-même. Il fallait en finir au plus vite, sinon elle sentait bien qu'elle allait devenir folle. Dans un instant, elle ferait n'importe quelle sottise, n'importe quoi pour secouer la panique grandissante qui montait en elle et menaçait de l'étouffer. Il fallait se jeter à l'eau ! Alors, prenant une profonde respiration, elle vacilla sur ses jambes, puis, poussant un grand cri, se laissa tomber de toute sa hauteur en arrière. Sa tête heurta un banc et elle se fit si mal qu'elle crut bien perdre conscience pour de bon, mais eut assez d'empire sur elle-même pour ne pas crier et demeurer immobile les yeux clos, les narines pincées.

Autour d'elle, l'ennui solennel de la cérémonie s'était volatilisé. On s'exclamait, on s'agitait. Marianne sentit qu'une main sans douceur la secouait.

— Eh bien ! qu'est-ce qui te prend ? siffla la voix mécontente de Gwen.

— L'est toute pâle ! fit Soizic. Faudrait de l'air.

L'impression d'irréel et d'absurde grandissait en Marianne. Elle jouait le rôle, comme au théâtre. L'odeur des mantes mouillées, des corps insuffisamment lavés, envahissait ses narines, dominant la senteur fade de la cire chaude et de l'humidité. Des raclements de sabots sur la pierre, puis la voix sèche de Morvan :

— Emportez-la dehors, soignez-la. Ce scandale est intolérable ! Et que l'office continue ! Sinon l'âme du défunt pourrait venir nous le reprocher ! On chantera deux cantiques de plus !

Derrière ses paupières closes, Marianne se sentit envahie d'une gaieté aussi subite qu'inattendue. Oh ! pouvoir ouvrir les yeux, contempler leurs figures ahuries. Ils devaient être épouvantés du sacrilège commis, chercher fébrilement leurs chapelets et se signer sans arrêt ! Grâce à elle, ce forban de Vinoc aurait eu les funérailles qu'il méritait. Mais c'était impossible. Elle sentit qu'on la prenait aux épaules et aux jambes, qu'on l'emportait. L'air fétide de l'église fit place au vent chargé d'embruns, à l'odeur vivifiante de la lande mouillée. Des voix féminines chuchotaient autour d'elle, en breton. On la posa à terre, sans douceur. Une main lui claqua les joues. Puis il y eut un double gémissement et la voix de Black Fish :

— Vite. Debout, filons !

Marianne ouvrit les yeux et sauta sur ses pieds. Elle était sous le porche du petit ossuaire. Auprès d'elle, Gwen et une solide paysanne, dont elle ne connaissait pas le nom, gisaient, inanimées, peut-être assommées. Mais elle n'eut pas le temps de s'étonner. L'énorme main de Black Fish l'avait empoignée, l'entraînait avec une force irrésistible. Remorquée par le colosse, elle se mit à courir vers le dolmen. L'herbe boueuse était glissante. Marianne s'étala, mais la poigne de son guide la remit debout aussitôt.

— Allons, vite, grogna Black Fish. Est-ce que tu crois qu'on a du temps à perdre ?

Derrière le dolmen, Marianne vit deux chevaux tout sellés et poussa une exclamation de joie.