— J'espère que tu sais monter à cheval ! ajouta son compagnon.
Pour toute réponse, elle retroussa hardiment sa jupe, mit le pied à l'étrier et s'enleva comme une plume.
— Uu vrai hussard ! grogna Black Fish approbateur. C'est toujours ça ! En avant !
Au même moment, des cris éclatèrent sous le porche de l'église. La fuite était découverte. Marianne entendit la voix furieuse de Morvan qui lui intimait l'ordre dérisoire de s'arrêter. Elle éclata de rire en enfonçant les talons dans le flanc du cheval. L'animal bondit, s'élança sur la trace de Black Fish qui, déjà, piquant des deux, dévalait la colline. Un coup de feu claqua, puis un autre qui n'atteignirent personne. Se retournant, Marianne vit que le village avait disparu derrière l'épaule de la colline. Seule s'ouvrait devant eux la lande déserte avec ses genêts sauvages, ses masses rocheuses et son vent furieux. Mais Marianne s'enfonça dans la pluie avec une sorte d'ivresse. Par une déchirure des terres, elle aperçut la mer dont les gerbes écumeuses rejaillissaient haut dans le ciel et tout cet immense paysage désolé lui parut le plus beau, le plus grisant, à l'image même de la liberté qu'elle devinait confusément avoir enfin conquise sur cette terre où elle était née.
Talonnant son cheval, elle rejoignit Black Fish et se maintint à sa hauteur :
— Où allons-nous ?
— A Brest ! J'ai une petite maison dans le quartier de Recouvrance. Morvan n'aura pas l'idée de te chercher dans cette direction et puis j'ai à faire par là. Enfin... je crois qu'il est temps que nous nous expliquions sérieusement, toi et moi !
— Pourquoi m'avez-vous arrachée à Morvan ? Vous ne savez même pas qui je suis ?
Black Fish eut un petit rire et tourna vers elle son visage barbu. Il grimaça un sourire qui le fit encore plus laid.
— Ton nom, j'espère bien que tu me le diras toi-même. Quant à ce que tu es, je vais te le dire : ni une aventurière ni une dinde sans caractère. Tu es une gamine courageuse qui a fui l'Angleterre et je ne sais quel danger, et qui, sans bien savoir où elle allait, est venue chercher en France quelque chose qu'elle ne connaît même pas, simplement parce qu'il lui fallait bien aller quelque part pour survivre. Je me trompe ?
— Non, fit Marianne, c'est bien ça.
— Et puis, ajouta Black Fish d'une voix qui s'enroua brusquement, j'avais une petite, moi aussi, jadis... Elle aurait ton âge et tu lui ressembles un peu.
— Vous ne l'avez plus ?
— Non. Elle est morte ! Et je te défends de m'en parler. Galope ! Il nous faut trouver un abri avant la nuit.
Marianne obéit, mais, tout en poussant son cheval, elle se demanda si l'eau qui coulait sur le visage barbu de son étrange compagnon était uniquement due à la pluie. De toute façon, elle était prête à le suivre où il voudrait. Elle avait confiance en lui.
LE DIABLE BOITEUX
7
LA MALLE DE BREST
Dans un fracas de tonnerre, les quatre tonnes de la diligence franchirent le porche de l'hôtel des Postes, rue Jean-Jacques-Rousseau, et s'arrêtèrent au milieu de la cour. La pluie parut redoubler de violence, tandis que le postillon sautait lourdement à terre et que des valets d'écurie se précipitaient pour jeter des couvertures sur les chevaux fumants. Les portières s'ouvrirent pour permettre aux voyageurs de descendre. Dans la nuit qui commençait à tomber, les lumières brillant aux fenêtres de l'hôtel paraissaient extraordinairement accueillantes. Le notaire de Rennes sortit le premier, immédiatement suivi par la rentière de Laval, qui bâillait à se décrocher les mâchoires, bien qu'elle eût dormi les trois quarts de la route. Marianne vint ensuite.
On était le mercredi 20 décembre et il y avait douze jours que la jeune fille avait quitté Brest. Douze jours épuisants, mais pleins d'intérêt, durant lesquels, le visage collé à la vitre de la diligence, elle avait regardé défiler villes et campagne de ce pays de France qu'elle découvrait avec étonnement. Les récits entendus, au temps de son enfance, lui avaient montré le pays de son père sous les couleurs lugubres d'une région livrée à l'anarchie, au brigandage, à l'assassinat, où la sécurité ne s'obtenait pratiquement jamais sinon au prix d'une existence aussi cachée que possible. Certes, elle savait que la grande Révolution était terminée, qu'un nouveau pouvoir régnait, mais, de ce pouvoir lui-même, on lui avait fait le plus effrayant des portraits : une sorte de brigand avait ramassé la couronne dans le sang d'une place publique et au prix de l'assassinat d'un prince jeune et romantique, attiré dans le plus affreux des traquenards. Son entourage, composé d'anciens révolutionnaires, de soldats de fortune, d'anciennes blanchisseuses et de prêtres défroqués, ne devait pas valoir beaucoup plus cher. Selon Marianne, des campagnes dévastées et incultes devaient succéder à des villes à demi détruites, le tout empli d'une population furtive, facilement terrifiée par les maîtres de l'heure étalant partout un arrogant despotisme, et, en général, plongée dans une désespérante misère.
Or, à l'exception de certaines contrées sauvages du centre de la Bretagne, elle avait vu, tout au long de la course interminable de la diligence, des champs cultivés, des villages prospères, des villes ordonnées et pittoresques, de belles propriétés et même de fort beaux châteaux. Elle avait vu des gens bien vêtus, des paysannes portant croix d'or et coiffes de dentelle, du bétail dodu et des enfants qui dansaient des rondes en chantant. Seules, les routes étaient détestables, mais guère plus que celles d'Angleterre et l'on y rencontrait, comme outre-Manche, une honnête proportion de bandits dans les lieux déserts, encore que la malle de Brest n'en eût aperçu aucun.
Quant à Paris, le peu qu'elle en avait vu, malgré la nuit tombante et la pluie, lui avait donné envie d'en connaître davantage. On était entré, après avoir traversé un bois dépouillé par l'hiver, par ce que le notaire lui avait dit être la barrière de l'Etoile : une grande grille gardée par deux très beaux bâtiments à frontons, ornés de colonnes cannelées. Tout auprès, les fondations d'une énorme construction sortaient de terre.
— Ce sera un monument à la gloire de la Grande Armée, avait dit l'obligeant tabellion, un gigantesque arc de triomphe !
Au-delà, une grande artère boisée, où passaient d'élégants équipages, plongeait vers des palais, des jardins, une mer de toits brillants d'où s'élançaient des clochers. Mais la diligence n'avait pas emprunté cette artère. Elle avait pris à gauche, le long d'un mur immense que le notaire avait commenté ainsi, avec quelque ostentation :
— Le mur des Fermiers généraux !... le mur murant Paris qui rend Paris murmurant, comme l'on disait à l'époque de sa construction ! Il n'y a pas si longtemps, mais à nous autres, cela semble un siècle. Vous n'êtes jamais venue à Paris, n'est-ce pas ?
— Non. J'ai toujours vécu en province, avait répondu la jeune fille.
Le notaire était à peu près le seul qu'elle pût comprendre sans peine, parmi les voyageurs de la diligence, parce qu'il avait un débit assez lent et plutôt solennel dû à la lecture emphatique des actes officiels. Les autres parlaient beaucoup trop vite pour Marianne et employaient des termes étranges que la jeune fille, habituée au français aristocratique et châtié, tel qu'on le parlait en Angleterre, avait quelque difficulté à assimiler. Aussi s'était-elle cantonnée dans le rôle de la jeune fille timide que Black Fish lui avait conseillé en la mettant en voiture.
Tout au long du chemin, Marianne avait pensé avec une certaine tendresse à son étrange compagnon d'aventures. Sous son aspect peu attrayant, elle avait découvert un homme bon et courageux et, dans sa petite maison du quartier de Recou-vrance, sur la rive de la Penfeld, elle avait connu quelques jours de paix et de repos.