C'était cependant une toute petite maison de granit blanchie à la chaux avec une haute lucarne triangulaire et un petit jardin de curé, fermé par une barrière. Mais la solide Bretonne chargée de veiller dessus y faisait régner une propreté flamande et, depuis le dallage de pierre blanche jusqu'aux cuivres de la cuisine, en passant par les beaux vieux meubles patinés par le temps, tout brillait, tout étincelait. Black Fish lui-même, redevenu pour un temps Nicolas Mallerousse, retraité de la Marine, y prenait un aspect tout différent de celui entrevu dans la taverne de Plymouth. Plus rien du pirate de légende ! Si le parfum d'aventure demeurait, du moins prenait-il à Recou-vrance une tonalité de bon aloi et une nuance de respectabilité.
— Ma maison n'est pas grande, avait dit le marin à son invitée en lui ouvrant une porte de chêne bien ciré, mais si tu veux, tu peux y vivre aussi longtemps que tu le voudras ! Je te l'ai dit : je n'ai plus de fille. Si tu le désires, tu peux prendre sa place.
Sur le moment, Marianne était demeurée sans voix. Ce geste généreux, qui dénotait une affection spontanée, lui allait droit au cœur. Tellement qu'elle n'avait plus su que dire. Black Fish, alors, avait continué :
— J'ai compris que tout ce que tu voulais, en t'embarquant avec moi, c'était mettre le plus de distance possible entre toi et l'Angleterre. Voilà qui est fait ! Personne ne viendra te chercher à Recouvrance, si tu souhaites y rester.
Marianne comprit qu'il lui fallait dire toute la vérité à ce brave cœur. Elle savait qu'elle n'avait rien à redouter de son jugement. Le soir venu, tandis qu'ils dégustaient ensemble un superbe homard et une pile de crêpes à la crème, chef-d'œuvre de Mme Le Guilvinec, elle lui raconta ce qui s'était passé à Selton Hall et avait motivé sa fuite. Elle dit aussi comment, dans l'auberge de Plymouth, elle avait appris par le plus grand des hasards, qu'il lui restait en France quelque famille.
— C'est ma cousine d'Asselnat que je voudrais rejoindre, avait-elle ajouté en terminant. Elle m'est assez proche étant cousine germaine de mon père, car, pour l'Impératrice...
— Sa Majesté te recevrait sans doute à bras ouverts, fit Black Fish avec une nuance de respect toute nouvelle. Tout ce qui touche à sa famille lui est cher et elle est la bonté, la grâce mêmes ! Malheureusement, il est à craindre qu'elle ne soit plus longtemps impératrice.
— Que voulez-vous dire ?
— Que l'Empereur n'a pas d'enfants, que son épouse ne pourra jamais lui en donner et qu'il lui faut assurer sa dynastie. On parle beaucoup d'un divorce. Après quoi, Napoléon épouserait une princesse étrangère.
Cette nouvelle avait profondément choqué Marianne, encore qu'elle n'y crût qu'à moitié. Que le Corse voulût se séparer de sa femme parce qu'elle ne lui donnait pas d'enfant, voilà qui n'était pas pour l'étonner. C'était tout à fait dans la ligne de conduite normale d'un tel homme. Ce Napoléon ne devait avoir ni moralité ni cœur. Mais, quant à épouser une vraie princesse, voilà qui serait sans doute une autre affaire. L'usurpateur, tout gonflé de suffisance, devait se faire des illusions. Aucune princesse digne de ce nom n'accepterait de s'asseoir sur son trône ! D'ailleurs, Black Fish-Nicolas ne devait pas éprouver beaucoup de joie à évoquer ces événements. Marianne avait cru remarquer dans sa voix comme une réticence et, fidèle à ses vieux principes de franc-parler, elle l'avait dit :
— On dirait que vous n'approuvez pas ce divorce, monsieur Mallerousse ?
— Tu peux m'appeler Nicolas ! Non, je ne suis pas d'accord ! Joséphine, c'était sa chance, à l'Empereur, son étoile si tu veux. J'ai peur qu'en la renvoyant il ne voie le sort lui tourner le dos.
Marianne se garda bien, cette fois, de lui confier que, selon elle, le sort de Napoléon ne serait jamais assez contraire, mais, déjà, Nicolas en revenait à sa propre destinée.
— Dans ces conditions, il est bien évident que tu n'as aucun intérêt à demeurer à Recouvrance, petite. Même répudiée, Joséphine demeurera puissante et sa protection ne peut être négligée. Napoléon l'a beaucoup trompée, mais je crois qu'il l'aimait vraiment. Le mieux est que tu gagnes Paris. Tu retrouveras sans peine ta parente, car je te donnerai un mot de recommandation pour le ministre de la Police, le citoyen Fouché... euh, je veux dire M. le duc d'Otrante. Son titre est tout neuf et je n'ai pas encore l'habitude, mais je m'y ferai.
— Mais vous, qu'allez-vous faire ?
Nicolas Mallerousse s'était mis à rire et, sans cesser de tirer sur sa longue pipe de terre, il était allé jusqu'à un coffre dont il avait tiré un habit assez semblable à celui qu'il portait dans la taverne du Barbican.
— Moi, je vais retourner à Plymouth et redevenir Black Fish, le mauvais garçon, qui vendrait son âme pour une pièce de huit.
A son tour, le marin s'était confessé à sa jeune auditrice. Il avait avoué être un agent de ce Fouché dont il venait de parler. Posté à Plymouth, il y organisait les évasions des prisonniers des pontons.
— J'étais d'abord à Portsmouth et plus d'un brave gars a pu s'échapper, grâce à moi, du sinistre Crown ; mais j'ai éveillé les soupçons d'un mouchard et j'ai préféré gagner Plymouth. J'y fais d'aussi bon travail qu'ailleurs.
Il n'ajouta pas, bien entendu, qu'il y récoltait tous les renseignements possibles sur les activités du gouvernement anglais ou de ses troupes, mais Marianne le devina sans peine. Froidement, elle avait demandé :
— Est-ce que vous êtes un espion, Nicolas ?
Il avait fait une affreuse grimace qui l'avait rendu encore plus laid, mais s'était mis à rire.
— C'est un bien vilain mot dont on affuble des gens souvent très braves. Disons... un soldat de l'ombre, si tu préfères.
Dans la petite maison de Recouvrance, Marianne avait passé quelques jours paisibles. Elle avait visité la ville avec Mme Le Guilvinec, les environs avec Nicolas, constaté qu'un port français ressemblait furieusement à un port anglais, que les rives de la Penfeld pouvaient avoir de la douceur, la mer sauvage un charme infini. Elle avait même rencontré des bagnards, avec leur costume de grosse laine rouge et leur crâne rasé, mais, sa curiosité satisfaite, elle avait préféré accorder son attention aux magasins de la rue de Siam où la gouvernante l'avait rhabillée de pied en cap sur l'ordre de Black Fish qui, pour la circonstance, avait fait preuve d'une grande générosité.
La veille du jour où il devait repartir pour l'Angleterre, Nicolas avait averti sa pupille momentanée de ce que sa place était retenue dans la diligence qui partait le lendemain matin. Il lui avait remis une bourse contenant quelques pièces d'or et de la monnaie et comme Marianne, très rouge, voulait refuser, il avait expliqué :
— C'est un prêt, rien de plus. Tu me rendras cela quand tu seras devenue dame du palais de ton impériale cousine.
— Est-ce que vous viendrez me voir ?
— C'est bon ! J'accepte, mais n'oubliez pas votre promesse.
Ce pacte conclu, Nicolas avait confié alors à Marianne une lettre soigneusement pliée, adressée « à Monseigneur le duc d'Otrante, ministre de la Police, en son hôtel du quai Malaquais », en lui recommandant d'en prendre grand soin, car, après avoir lu ce billet, le ministre aiderait sans doute la jeune fille de tout son pouvoir.
— Et il est immense, ce pouvoir ! le ci... le duc est incontestablement l'homme le plus habile et le mieux renseigné de tout l'univers !
De plus, au cas où elle perdrait sa lettre, il lui avait appris par cœur une phrase qu'elle devrait à tout prix répéter au ministre.
Ainsi nantie et vêtue avec autant d'élégance qu'il était possible de s'en procurer en province, d'une redingote à triple collet de drap amarante, d'une robe de même nuance dont les longues manches bouffaient aux épaules et dont le col, montant, s'ornait d'une petite fraise de dentelle blanche, de souliers de peau lacés autour de la cheville avec des rubans de velours et, enfin, coiffée d'une capote de velours de la même couleur amarante, garnie de bouillonnés de soie blanche, sous la passe, et d'une insolente plume blanche frisée, Marianne fit, à son ami, des adieux émus dans la cour des messageries de Brest. Le temps était froid et beau et la jeune fille se sentait pleine d'ardeur, mais elle éprouvait une peine réelle à se séparer de l'excellent homme qui s'était montré si bon pour elle. D'un élan instinctif, avant de monter dans la lourde voiture, elle se jeta à son cou et l'embrassa.