— Sois tranquille, lui glissa Nicolas d'une voix rude qui cachait mal son émotion, j'essaierai de savoir, là-bas, où en est ton affaire. Peut-être que l'on renoncera vite à te rechercher. Tu pourras peut-être retourner chez toi, un jour.
Mais, à mesure que la malle de Brest s'enfonçait au cœur des campagnes françaises, Marianne sentait s'évanouir de plus en plus son désir de rentrer en Angleterre. Tout ce qu'elle voyait lui semblait nouveau et plein d'intérêt. Elle ouvrait sur toutes choses, même les plus humbles, des yeux émerveillés sans se soucier le moins du monde de la surprise admirative que sa beauté causait aux autres voyageurs. Elle était bien trop occupée à regarder cet étrange pays de France pour lequel, sans même qu'elle en eût vraiment conscience, s'éveillaient les fibres profondes de son cœur. Les racines tranchées semblaient vouloir reprendre de la vigueur.
Pourtant, quand elle descendit de la malle-poste, par cette soirée pluvieuse, Marianne se sentit brusquement solitaire et mal à l'aise. Depuis douze jours qu'elle roulait dans cette voiture, elle y avait pris quelques habitudes. Puis, cette grande ville inconnue, ce brouhaha autour d'elle, ces gens qui retrouvaient un parent, une famille venus les attendre, les visages indifférents, tout cela lui faisait mieux mesurer son abandon. La fatigue du voyage s'ajoutait à ce sentiment déprimant. De plus, en quittant sa place, Marianne avait sauté en plein dans une flaque d'eau. Ce bain de pieds glacé n'avait rien d'agréable et, pour le moment, la vie n'avait vraiment aucun sens !
Quelques commissionnaires circulaient dans la vaste cour, certains réquisitionnés par les voyageurs pour porter leurs bagages. L'obligeant notaire, voyant Marianne errer à l'aventure, son sac de tapisserie à la main, en avisa un et s'approcha avec lui de la jeune fille.
— Donnez donc votre bagage à ce garçon, mademoiselle, il vous le portera à destination. Où allez-vous ?
— Je ne connais personne à Paris, mais l'on m'a indiqué l'auberge du Compas d'or, dans la rue Montorgueil. L'hôte est un ami de mon... oncle ! ajouta-t-elle avec une toute légère hésitation sur le titre qu'il convenait de donner à Black Fish.
Celui-ci, en effet, lui avait recommandé, en attendant l'audience du ministre de la Police, de se rendre dans cette hôtellerie où son ami Bobois prendrait soin d'elle.
Le notaire avait fait tous ses efforts, durant le voyage, pour savoir ce qui attirait à Paris cette jeune fille si belle et si discrète, mais Marianne, avec une habileté au-dessus de son âge, avait su demeurer dans un vague rassurant. Elle avait perdu ses parents et venait dans la grande ville pour retrouver ce qui pouvait lui rester de famille. D'ailleurs, Nicolas l'avait inscrite sous le nom de Mlle Mallerousse et lui avait procuré un passeport à ce nom, laissant à Fouché le soin de restituer à la jeune fille son état civil réel s'il le jugeait bon. La loi sur les émigrés était sévère et il fallait savoir si la nièce d'Ellis Selton risquait de tomber sous son coup.
L'honnête tabellion convint que le Compas d'Or était une bonne maison, sérieuse et respectable. Lui-même descendait au Cheval Vert, rue Geoffroy-
Lasnier, célèbre pour avoir jadis accueilli Danton à son arrivée d'Arcis-sur-Aube. On l'y attendait, sinon, il se fût fait un plaisir d'accompagner Mlle Mallerousse au Compas d'Or, mais elle pouvait se confier entièrement au commissionnaire qu'il avait maintes fois employé. Il poussa même la conscience jusqu'à indiquer à la néophyte le prix qu'elle devait payer, puis, soulevant son chapeau de castor, il la salua en souhaitant la retrouver prochainement et s'éloigna dans la foule. Marianne s'apprêta à suivre son guide.
— L'auberge, est-ce loin ?
— Dix minutes à pied, mamz'elle. Par la rue Tiquetonne, on y est en rien de temps ! Attendez un peu, j'vais vous abriter ! Sacrée pluie ! Seriez trempée comme une soupe avant d'arriver.
Joignant le geste à la parole, le commissionnaire, un jeune garçon roux et trapu, à la figure gaie et au nez retroussé, déploya au-dessus de la tête de sa cliente un immense parapluie rouge et l'entraîna hors de l'hôtel.
Il y avait peu de monde dans la rue. Le mauvais temps et la nuit chassaient les Parisiens vers leurs demeures. Les grosses lampes à huile, pendues à des cordes au milieu des rues, n'éclairaient guère et, malgré la curiosité qui la tenaillait, Marianne devait surtout prendre garde à l'endroit où elle posait ses pieds. Sans trottoir et meublée de gros pavés ronds, la rue n'était guère confortable. Sans son compagnon qui lui indiquait les mauvais endroits et les petits ponts de planche jetés sur les ruisseaux gonflés, elle se fût tordu cent fois les chevilles. Pourtant, certaines devantures étaient attirantes et, parmi les passants, on voyait quelques femmes bien habillées, des hommes à la mine cossue, des enfants à la frimousse éveillée.
— Gare ! cria soudain le commissionnaire et, happée par sa main, Marianne eut juste le temps de se plaquer contre une maison. Lancé au galop de son cheval, un étincelant officier fonçait sur eux en aveugle. Marianne aperçut brièvement, sur un beau cheval noir, un uniforme vert à plastron blanc, culotte de peau blanche dans de hautes bottes vernies, un casque de cuivre étincelant garni de panthère et d'une longue crinière noire, sur un visage moustachu, des épaulettes rouge et or, des gants blancs : une vision à la fois élégante et colorée.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle à la fois effarée et admirative.
— Un dragon de l'Impératrice ! répondit son guide. Sont toujours pressés, ces gars-là ! (Puis, soudain conscient du regard émerveillé de la jeune fille, il ajouta :) Z'ont de l'allure, hein ? Et encore, sont pas les plus beaux ! Ça se voit qu'vous arrivez d'votre province, mais attendez voir d'avoir vu un chasseur de la Garde, ou un mameluk, ou un lancier polonais, ou un hussard ! Et j'parle pas des maréchaux, tout dorés et empanachés ! Ah ! y s'y entend à habiller ses bonshommes, le petit Caporal !
— Le petit Caporal ! Qui est-ce ?
Le garçon regarda Marianne avec une stupeur sincère. Ses sourcils roux remontèrent au point de rejoindre ses cheveux :
— Ben... l'Empereur, quoi ? D'où c'est-y que vous sortez, mamz'elle, pour n'point savoir ça ?
— Du couvent ! riposta Marianne qui tenait à sa dignité. On y rencontre fort peu de dragons, ou de caporaux, grands ou petits !
— Ah ! c'est donc ça !
Bientôt, on déboucha dans la rue Montorgueil et Marianne oublia le dragon. Un grand restaurant, brillamment éclairé, résumait tout l'intérêt de la rue, auprès d'un autre, plus modeste. D'élégantes voitures, vernies comme des coffrets, tirées par des chevaux de race aux gourmettes étincelantes, déversaient devant la porte des dîneurs élégants, parmi lesquels brillaient de somptueux uniformes.
— C'est le Rocher de Cancale ! fit le commissionnaire avec orgueil. On y mange les meilleurs pâtés de cailles de Paris, le meilleur poisson et les meilleures huîtres ! Elles arrivent chaque jour par courrier spécial. Seulement, dame, c'est pas pour toutes les bourses !