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Cette fois, Marianne ne cachait plus son admiration. Ses idées sur les Français devaient avoir besoin d'une certaine révision car, par les fenêtres brillantes du célèbre restaurant, elle apercevait des hommes de haute mine, des satins chatoyants, voire des diamants sur des gorges claires, et que les uniformes étaient donc beaux, les fourrures précieuses dont s'enveloppaient les belles dîneuses ! Cependant, avec un brin de dédain, le garçon ajoutait :

— Bien sûr, c'est pas la Cour ! C't'un peu mélangé comme public, mais ça brille quoi ! On n'y rencontre pas beaucoup de duchesses, mais les hommes y vont volontiers. On y trouve aussi des chansonniers et des cocottes !

L'odeur qui s'échappait du célèbre restaurant n'en fit pas moins palpiter les narines de la jeune fille. Marianne s'aperçut qu'elle mourait de faim.

— C'est encore loin, le Compas d'Or ?

— Non. C'est là !

Il désignait une grosse auberge installée dans une belle vieille demeure Renaissance. Les fenêtres basses s'ornaient de petits carreaux en cul-de-bouteille et de belles sculptures décoraient la façade. L'ensemble avait un air confortable et de bon aloi. Par le large porche, une diligence sortit dans un grand bruit de sonnailles.

— La diligence de Creil, fit le commissionnaire. Elle part d'ici, comme celle de Gisors. Vous êtes arrivée, mamz'elle !

D'un appel, il héla maître Bobois qui, après avoir présidé au départ de la diligence, s'apprêtait à rentrer.

— Hé ! patron ! Une cliente pour vous !

La mine importante de l'aubergiste se fit aimable devant la gracieuse silhouette de cette jeune fille bien habillée. Le nom de Nicolas Mallerousse fit éclore un grand sourire entre ses joues pleines et bien rasées, découvrant un étincellement de dents en or entre d'épais favoris poivre et sel.

— Vous serez ici comme chez vous, petite demoiselle ! La nièce de Nicolas a droit à plus d'égards que ma propre fille ! Hé, Marthon ! Viens prendre le bagage de Mademoiselle !

Tandis qu'une servante en bonnet amidonné accourait, Marianne réglait sa course au commissionnaire, y ajoutant même un pourboire qui arracha l'enthousiasme du garçon. De joie, il lança en l'air sa casquette bleue.

— Merci, mamz'elle ! Et vous gênez pas ! Si vous avez des courses à faire, dites à n'importe qui, dans le quartier, que vous voulez voir Gracchus-Hannibal Pioche ! J'accourrai !

Ayant dit, Gracchus-Hannibal, pas gêné du tout par un patronyme aussi résolument romain, s'éloigna en sifflant tandis que Bobois et sa servante escortaient Mlle Mallerousse dans l'intérieur de l'auberge. La maison semblait parfaitement tenue ; il y avait beaucoup de monde. C'était l'heure du coup de feu du soir. Servantes et valets voltigeaient de tous les côtés pour servir la table d'hôtes ou bien ceux des clients qui préféraient souper dans leur chambre. Bobois conseilla à la jeune fille cette dernière formule et Marianne, un peu effrayée par tout ce monde, accepta avec reconnaissance.

On se dirigea vers l'escalier de chêne bien ciré. Deux hommes le descendaient à cet instant précis. Marianne et son escorte durent attendre qu'ils fussent arrivés en bas des marches pour passer.

L'un d'eux était un homme d'environ quarante ans, de taille moyenne, mais vigoureusement charpenté, vêtu avec élégance d'une redingote bleue à boutons d'argent ciselés. Son large visage aux traits énergiques, encadré de favoris bruns, était très basané, comme celui d'un homme qui a beaucoup vécu au soleil. Il avait des yeux bleus, vifs et gais, et portait crânement planté sur le côté son haut-de-forme gris. Dans sa grosse main soigneusement gantée, il faisait tourner une canne à pommeau d'or.

Fascinée par l'extraordinaire puissance qui se dégageait de cet homme, Marianne le regardait descendre sans beaucoup prendre garde à son compagnon qui, d'ailleurs, venait un peu en arrière. Mais, quand son regard se posa sur lui, elle sursauta. Dans un habit bourgeois sévèrement boutonné, elle venait de reconnaître Jean Le Dru.

Une fois seule dans la petite chambre claire, tendue de perses à l'ancienne, dans laquelle Bobois l'avait installée et dont la fenêtre donnait sur la grande cour aux voitures, Marianne essaya de remettre de l'ordre dans ses idées. La vue du jeune Breton l'avait bouleversée. Elle avait retenu de justesse une exclamation. Se faire reconnaître n'eût pas été une bonne idée, car il connaissait sa véritable identité. Et, maintenant, elle s'en félicitait car, très certainement, il ne l'avait pas remarquée. Elle n'était pas en pleine lumière et, de plus, le bord de sa capeline mettait une ombre sur son visage.

Le Dru avait suivi, sans broncher, l'homme à la redingote bleue que Marianne avait entendu déclarer à Bobois :

— Nous dînerons au Rocher de Cancale, Bobois. Si on me réclame, vous pourrez m'y faire chercher.

— Bien, monsieur le Baron, avait répondu l'aubergiste, et Marianne s'était posé aussitôt des questions.

Qui était ce baron que l'échappé des pontons suivait si docilement ? Mais elle n'avait pas eu beaucoup de temps pour s'appesantir sur le sujet : Marthon lui avait apporté un souper appétissant, sur un grand plateau, et Marianne, remettant à plus tard de se renseigner, s'était mise en devoir de calmer les cris de son estomac.

Elle achevait un très agréable dessert, composé de tranches d'ananas à la crème, quand on frappa à la porte.

— Entrez ! dit-elle, pensant que c'était Marthon qui venait rechercher son plateau.

Mais la porte, en s'ouvrant, livra passage à Jean Le Dru.

Maîtrisant sa surprise et l'inquiétude que lui causait cette visite inattendue, elle s'obligea à demeurer assise, se contentant de repousser la petite table qui supportait les restes de son souper.

— Vous désirez quelque chose ? demanda-t-elle froidement.

Sans lui répondre, Jean referma la porte et s'adossa au chambranle sans cesser de la couver d'un regard étincelant.

— Ainsi, je ne m'étais pas trompé ! C'était bien toi ! Comment as-tu fait pour échapper à Morvan ? fit-il d'une voix enrouée.

— Je ne crois pas que vous ayez quelque droit à me poser cette question ! Si je lui ai échappé, ce n'est pas de votre grâce, en tout cas !

Il eut un rire déplaisant, presque mécanique, et, à la coloration anormale de son teint, Marianne comprit qu'il avait bu.

— Tu croyais bien m'avoir endormi, hein, ma jolie ? Tu pensais, en retournant vers ta chambre dans le manoir moisi de ton naufrageur, que j'allais me laisser livrer pieds et poings liés à l'Anglais, et cela pour tes beaux yeux ? Il faut dire que tu y avais mis le prix !

— Apparemment ce n'était pas encore assez cher payé pour que vous teniez votre engagement envers moi ! Que vous a donc donné Gwen pour que vous vous rangiez si vite à son avis ?

— La vérité sur toi et tes manigances, donc la possibilité de sauver ma vie et de déjouer tes plans ! Un cadeau sans prix, comme tu vois... plus précieux même que ton joli petit corps, pourtant si délectable ! Mais, rassure-toi, je n'ai rien oublié de cette nuit-là ! Sais-tu que j'ai rêvé de toi et souvent ?

— Que voulez-vous que cela me fasse ! Vous m'avez trahie, indignement trompée ! Vous avez préféré écouter les premiers racontars venus alors que, mieux que personne, vous saviez que j'avais dû fuir l'Angleterre où j'étais menacée de mort, que j'avais besoin d'aide, de secours... et vous m'avez abandonnée comme un lâche que vous êtes, en tuant un homme par-dessus le marché !

— Tu ne vas tout de même pas me reprocher la mort de cette vermine ? C'était un naufrageur ! On devrait me décorer pour ce geste-là ! Quant à toi, tes belles histoires n'ont plus de pouvoir sur moi. Je sais qui tu es, ce que tu venais faire en France !