— Et je sais, moi, que vous avez cru un conte cent fois plus invraisemblable encore. Je sais ce que vous a dit Gwen : que je voulais séduire votre fameux Surcouf au point de lui faire oublier jusqu'à ses plus chères convictions. C'est bien cela, n'est-ce pas ? Comme c'est vraisemblable ! Je ne sais même pas qui est cet homme !
Brusquement, Jean quitta la porte et s'avança vers elle. Une brusque colère faisait flamber son regard déjà trop brillant.
— Tu ne le sais pas. Tu oses me dire que tu ne le sais pas alors que tu l'as suivi jusqu'ici, à Paris, dans cette auberge même ? Est-ce que tu ne comprends pas que tout t'accuse ? Tu n'as pas eu besoin d'échapper à Morvan, garce ! Il t'a donné la clef des champs lui-même et même il t'a payée, nippée, lancée sur la trace du gros gibier ! Tu as eu le temps de passer à Saint-Malo, d'apprendre qu'il était à Paris et tu as, en bon limier, suivi la piste jusqu'ici !
Cette diatribe laissa Marianne momentanément sans réaction. Etait-il ivre au point de déraisonner ? Ou bien est-ce qu'il était en train de devenir fou ? Une crainte montait en elle en face de cet homme qui ne se contenait qu'à peine, mais il n'en fallait pas moins éclaircir son étrange discours. Elle prit le parti de crier plus fort que lui.
— Je ne comprends rien à ce que vous racontez ! Je ne suis pas allée à Saint-Malo et je ne me suis jamais occupée de votre Surcouf. Je vous dis que je ne l'ai jamais vu et, s'il est à Paris...
Une gifle magistrale lui coupa tout à la fois la parole et le souffle. Elle voulut courir vers la porte, appeler au secours, mais Jean bondit sur elle et, rassemblant ses deux mains derrière son dos, l'immobilisa d'une seule main. De l'autre, il la gifla une seconde fois, si violemment qu'elle crut que sa tête éclatait. En même temps, il se penchait sur elle, lui soufflant au nez une haleine qui, effectivement, sentait quelque peu le vin.
— Menteuse ! Sale petite menteuse ! Tu as le front de me soutenir que tu ne le connais pas, que tu ne l'as jamais vu ? Et tout à l'heure, dans l'escalier, tu ne l'as pas vu, dis ? Tu ne l'as pas reconnu, quand toute la France connaît son visage presque aussi bien que celui de l'Empereur !
Furieuse, elle se débattit énergiquement, tentant d'échapper à la poigne dure qui la maintenait.
— Lâchez-moi ! gronda-t-elle les dents serrées, lâchez-moi tout de suite ou j'appelle ! Vous êtes fou ou vous êtes ivre, peut-être les deux à la fois ! Lâchez-moi, vous dis-je, ou je crie !
— Crier ? Mais tant que tu veux ! Essaie toujours !
Pour l'obliger à se tenir tranquille, il lui tordit un bras et, la ramenant brutalement contre lui, éteignit le cri dans un baiser furieux. Un instant suffoquée, Marianne récupéra très vite. Pour échapper à l'odieux baiser, elle mordit la bouche qui la violentait... et aussitôt se retrouva libre !
Avec un vif sentiment de victoire, elle vit que son agresseur tamponnait sa lèvre saignante à l'aide d'un mouchoir vivement sorti de sa poche. Il avait l'air si penaud que, pour un peu, elle lui aurait éclaté de rire au nez. Mais, pour le moment, rien ne lui paraissait plus urgent que mettre dehors ce déplaisant personnage. Comment avait-elle pu, même un instant, lui trouver quelque charme ? Dans cet habit sombre qui étriquait sa carrure d'homme de grand air, il avait l'air d'un paysan endimanché. Il était presque ridicule... Avec un dédaigneux haussement d'épaules, elle tourna les talons, marcha de nouveau vers la porte qu'elle voulait ouvrir toute grande, mais il la rattrapa à mi-chemin, et, l'enlevant de terre comme un simple paquet, il alla la jeter sur le lit où il la maintint de ses deux mains plaquées à ses bras tandis qu'il s'asseyait sur le bord.
— Pas si vite ! Tu ne m'échapperas pas si facilement, ma jolie !
A sa grande surprise, Marianne constata qu'il n'avait plus l'air en colère. Même, il s'était mis à rire sans souci de sa lèvre qui enflait déjà.
— Je vous ai déjà dit de me laisser tranquille, fit-elle posément, mais il ne parut pas l'avoir entendue.
Penché sur elle, il la regardait avec l'attention d'un collectionneur en face d'une pièce rare :
— Ce que tu peux être belle ! fit-il doucement. La colère te va si bien !... Si tu voyais tes yeux ! Ils scintillent comme des émeraudes à la lumière ! J'ai beau savoir que tu ne vaux pas cher, que tu n'es qu'une sale petite émigrée, une espionne, je ne peux pas m'empêcher de t'aimer.
— M'aimer ? répéta Marianne éberluée par cette déclaration inattendue.
— Mais oui ! C'est vrai, tu sais, que je n'ai pas pu t'oublier ! Tu as hanté tous mes jours, toutes mes nuits. Je te revoyais, dans la paille de la grange, toute brillante dans tes cheveux dénoués, je sentais sous mes mains la douceur de ta peau... et, maintenant, je ne peux plus penser qu'à une seule chose : tu es là... je t'ai retrouvée ! J'ai faim de toi, Marianne, et, si tu veux oublier tout ce qui nous sépare, nous ne nous quitterons plus !
Ce n'était pas possible, il délirait ! Il ne criait plus, il ne la maltraitait plus ! Il s'était fait, d'un seul coup, tout douceur et tendresse. Ses mains, déjà, esquissaient des caresses. Il se penchait, lentement, mais inexorablement vers les lèvres qui paraissaient le fasciner. Le temps d'un éclair, Marianne comprit qu'il voulait rééditer la nuit de la grange, lui faire à nouveau subir la désagréable expérience amoureuse qu'elle avait connue. Dans une brusque détente de tout son être, elle hurla, en le repoussant de toutes ses forces :
— Ah ! mais non !
D'un coup de reins, elle fut debout, tandis que Jean se retenait au-dessus du lit pour ne pas choir à terre. Redressant d'un coup de doigts les plis dérangés de sa robe, Marianne croisa les bras, regardant son agresseur d'un air de défi :
— Pour qui me prenez-vous ? Vous entrez ici, vous m'insultez, vous me frappez et, là-dessus, vous imaginez qu'il vous suffit de bêler des mots d'amour pour que je vous tombe dans les bras ? Vous m'aimez ? J'en suis fort aise, mais, mon cher monsieur, faites-moi la grâce de sortir d'ici au plus vite ! Je n'ai aucune envie de reprendre avec vous la... conversation de l'autre nuit !
A son tour, il s'était relevé, époussetant son pantalon d'un geste machinal. L'expression de son visage était sombre, chargée de dépit.
— Dire que j'ai pu croire, un instant, que tu m'aimais... là-bas, en Bretagne !
Une poussée d'enfantine colère inspira à la jeune fille une réponse pleine d'insolence :
— Moi ? Vous aimer ? Vous êtes fou, je pense ? J'avais besoin de vous, tout simplement.
L'injure qu'il lui lança était trop ignoble pour ne pas traduire la profondeur de sa déception. Avec un regard mauvais, il se dirigea enfin vers la porte qu'il ouvrit. Mais, au seuil, il se retourna :
— Tu n'as pas voulu de moi, tant pis pour toi, Marianne ! Tu le regretteras !
— Cela m'étonnerait ! Adieu !
Elle l'entendit descendre l'escalier et se laissa tomber dans le fauteuil où elle se versa quelques gouttes de vin pour se remettre de ses émotions. A mesure que la colère l'abandonnait, elle s'efforçait de réfléchir aux paroles de menace qu'il avait proférées, mais en vint finalement à cette conclusion qu'il s'agissait d'une menace sans consistance, comme en lancent les enfants quand on ne fait pas ce qu'ils veulent. Puisqu'il l'aimait, il n'oserait jamais lui faire du mal ! Ce en quoi elle faisait preuve d'une bien naïve méconnaissance de la vanité masculine.
Marianne en était encore à caresser ces pensées optimistes et à se demander dans quel roman elle avait vu l'héroïne aux prises avec une situation de ce genre, quand la porte de sa chambre, violemment poussée de l'extérieur, s'ouvrit avec fracas. Jean Le Dru, suivi de deux gendarmes, fit irruption et, désignant du doigt la jeune fille sidérée :