— Tenez, la voilà ! C'est une émigrée rentrée en fraude. Elle s'appelle Marianne d'Asselnat et elle est un agent des princes !
Avant que Marianne ait pu esquisser un geste de défense, les deux représentants de l'ordre l'avaient empoignée chacun par un bras et traînée hors de sa chambre. Sous l'œil horrifié du digne Bobois et celui, infiniment plus paisible encore que très intéressé, du reste des clients, la jeune fille, qui tentait vainement de se défendre, fut descendue au rez-de-chaussée comme un simple paquet et jetée dans un fiacre qui démarra aussitôt.
En se retrouvant dans cette étroite boîte noire, aux mantelets baissés, auprès d'un gendarme fortement moustachu, Marianne, furieuse et folle d'indignation, se mit à hurler, dans l'espoir vain que quelqu'un viendrait à son secours.
— Ma petite dame, dit tranquillement le gendarme en se carrant dans son coin, cessez de crier comme ça, sinon je vous bâillonnerai et vous ligoterai comme un poulet ! Alors, soyez sage, cela vaut mieux pour tout le monde.
Vaincue, Marianne abandonna la partie et se blottit le plus loin possible de son gardien. Si un jour elle pouvait remettre la main sur ce misérable Le Dru, il verrait de quel bois elle se chauffait ! La faire arrêter comme un simple malfaiteur ! Le misérable !
La colère fit bientôt place aux larmes puis, comme tout de même elle était recrue de fatigue et que le balancement du fiacre invitait au sommeil, Marianne finit par s'endormir sans que les larmes eussent fini de sécher sur son joli visage.
8
UN DUC POLICIER ET UN BARON CORSAIRE
En se retrouvant, au cœur de la nuit, dans une cellule de la prison Saint-Lazare, Marianne, mal réveillée, se demanda d'abord si elle ne rêvait pas. On l'avait arrachée à sa petite chambre douillette et gaie, trop brutalement pour qu'elle n'essayât pas de secouer le cauchemar, mais, peu à peu, elle se convainquit de la réalité des choses.
La chandelle, posée sur une table bancale, éclairait une pièce étroite et haute qui, de jour, recevait la lumière par une fenêtre grillée, située tout en haut. Sur les murs gris, l'humidité dessinait des cartes géographiques et, dans le dallage à demi brisé, dans la rouille des ferrures de la porte, la vétusté de l'ancien couvent se révélait partout. Quant au mobilier, il se composait, outre la table et un escabeau, d'une couchette fort étroite et fort dure, ainsi que le constata Marianne en s'asseyant dessus, où une paillasse et une mauvaise couverture composaient toute la literie. De plus, il faisait froid, aucun feu n'étant prévu pour le confort des prisonniers. Et la jeune fille, réduite à sa seule robe, car on ne lui avait laissé le temps de prendre ni son manteau ni son sac de tapisserie, croisa ses bras sur sa poitrine pour essayer de se réchauffer.
Sa situation était des plus critiques. Dénoncée comme émigrée rentrée en fraude, elle risquait beaucoup, ainsi que Nicolas Mallerousse le lui avait expliqué. Et d'autant plus que la précieuse lettre était demeurée dans son sac. Aussi les sentiments de Marianne oscillaient-ils entre le désespoir quand elle pensait à elle-même et la fureur quand elle songeait à ce misérable Le Dru qui, lâchement, l'avait dénoncée parce qu'elle avait refusé de subir son amour. Ce dernier état d'âme étant infiniment plus stimulant que le premier, elle s'y accrocha, trouvant même un supplément de chaleur à cette colère qui faisait bouillir son sang.
Arrachant la couverture du lit, elle la drapa sur ses épaules et se mit à arpenter furieusement l'étroit espace qui lui était imparti, réveillant son esprit au fur et à mesure qu'elle se réchauffait. Il s'agissait de penser et de penser clairement, car elle n'entendait pas moisir dans cette prison, jusqu'à ce qu'il plût à la police de Napoléon de l'enfermer dans une geôle plus profonde, ou de l'exécuter, ou encore de la renvoyer en Angleterre sous bonne garde. Elle ne savait pas très bien ce que l'on faisait aux émigrés rentrés clandestinement, Nicolas n'ayant pas jugé bon de le lui dire, sans doute pour ne pas l'effrayer, mais elle devinait que cela ne pouvait être que désagréable.
Elle ignorait, bien sûr, où elle était exactement. Le gendarme, quand il l'avait fait descendre de voiture, lui avait bien dit que c'était la prison Saint-Lazare, mais cela ne signifiait rien pour elle qui en fait de prisons, ne connaissait guère que la Tour de Londres ou les pontons de Plymouth. Néanmoins, les prisons devant dépendre du ministre de la Police, c'était lui qu'il importait de voir le plus vite possible. Certes, elle n'avait plus sa lettre, mais dans son esprit demeurait la phrase que Nicolas lui avait fait apprendre par cœur et qu'elle devait lui réciter.
Ainsi donc, il fallait voir ce haut personnage au plus vite et, pour cela, attirer l'attention sur elle autant que possible. Le silence qui l'entourait lui était insupportable. Pour se donner du courage, elle pensa à Jean Le Dru et à ce qu'elle pourrait lui faire au cas où le destin, enfin bienveillant, le lui livrerait pieds et poings liés. Le moyen se révéla efficace. Reprise par une belle colère, Marianne, bien réveillée cette fois, se jeta sur la porte et se mit à frapper dessus à coups redoublés en hurlant de toutes ses forces :
— Je veux voir le ministre de la Police ! Je veux voir le ministre de la Police !
Rien ne répondit d'abord et la jeune fille cria de plus belle, sans se décourager. Au bout d'un moment, un trottinement se fit entendre dans le couloir et, derrière le judas grillagé, le visage sévère d'une religieuse apparut.
— Voulez-vous vous taire ! Qu'est-ce que c'est que ce vacarme ! Vous allez réveiller tout le monde !
— Cela m'est égal. On m'a enfermée au mépris de tout droit. Je ne suis pas une émigrée, je suis Marianne Mallerousse comme en fait foi le passeport qu'on ne m'a pas laissé le temps de prendre... et je veux voir le ministre !
— On ne réveille pas un ministre en pleine nuit pour une fille en colère ! Dormez ! Demain il fera jour et votre cas sera sans doute examiné.
— Si cela-peut attendre à demain, je ne vois pas pourquoi on ne m'a pas laissé dormir tranquille chez moi. On aurait dit, à voir la hâte de vos gendarmes, qu'il y avait le feu !
— Vous auriez pu vous enfuir ! Il fallait s'assurer de vous !
— Je regrette de vous faire remarquer, ma sœur, que ce que vous dites n'a aucun sens. Je venais de m'installer à l'auberge, après un long voyage fatigant. Voulez-vous me dire pourquoi je me serais enfuie et pour aller où ?
Les quelques centimètres carrés de visage figé que l'on découvrait dans l'encadrement de la guimpe noire et blanche parurent se faire encore plus impersonnels.
— Je n'ai pas à discuter avec vous les modalités de votre arrestation, ma fille. Vous êtes en prison, je dois obéir aux ordres que je reçois et vous y garder. Taisez-vous et tâchez de dormir.
— Dormir ? Qui pourrait dormir avec le sentiment de l'injustice ! s'écria Marianne dans une belle envolée dramatique. Je ne dormirai pas tant que l'on n'aura pas entendu mes cris. Allez chercher le ministre. Il doit m'entendre !
— Il vous entendra aussi bien demain. Pour le moment, vous allez vous taire. Si vous continuez à faire scandale, je vous ferai mettre au cachot et vous n'en serez pas plus avancée.
C'était l'évidence même et Marianne, peu désireuse de se retrouver au fond de quelque sinistre in pace, prit le sage parti de baisser le ton. Mais elle ne s'avouait pas vaincue.
— Soit ! Je veux bien me taire. Mais retenez ceci, ma sœur : j'ai une communication importante à faire au ministre, une communication très importante même, et peut-être se montrerait-il assez mécontent si cette communication, par votre faute, ne lui parvenait pas en temps voulu. Mais, si le mécontentement d'un ministre vous est indifférent...