Il ne l'était pas. Marianne le comprit au visage soudain soucieux de la sœur qui, elle l'aurait juré, avait changé de couleur. Le citoyen Fouché, tout fraîchement promu duc, ne devait pas être un personnage commode.
— C'est bon, murmura la sœur. Je vais prévenir notre Mère Supérieure et elle fera le nécessaire dès demain matin. Mais, pour l'amour de Dieu, tenez-vous tranquille !
Elle jetait autour d'elle des regards inquiets. En effet, on s'éveillait dans les cellules voisines. Des rumeurs s'élevaient tout autour de la cellule de Marianne. Le silence se peuplait, le désert devenait vivant... et, de toute évidence, la gardienne n'aimait pas cela. Elle bougonna :
— Voilà ! vous avez réveillé tout l'étage. Je vais en avoir pour un bon quart d'heure à les faire taire. Vous mériteriez le cachot.
— Cessez de vous tourmenter, fit Marianne conciliante, je me tais. Mais songez à faire bien exactement ce que vous m'avez promis !
— Je n'ai rien promis. Mais je promets. Maintenant, taisez-vous.
Le visage disparut, le guichet se referma. La prisonnière entendit la voix de la sœur, haute et sévère cette fois, qui passait le long du couloir, ordonnant à chacune de dormir.
Satisfaite, de ce qu'elle avait obtenu, Marianne regagna sa paillasse, écoutant de toutes ses oreilles ces bruits qui l'entouraient. Quelles étaient ces femmes dont elle avait troublé le sommeil ? Au travers de quels rêves était-elle passée sans le vouloir ? Etaient-ce ceux de véritables criminelles, de voleuses, de filles perdues ou, comme elle, d'innocentes prises dans les rouages d'une terrible machine policière ? Instinctivement, par simple solidarité féminine, elle se prenait d'intérêt pour ces voix sans visage, pour ces plaintes inconnues. Combien étaient, comme elle-même, victimes d'un homme ou de plusieurs ? Dans tous les livres qu'elle avait lus, hormis peut-être dans l'affreuse histoire de lady Macbeth, les malheureuses qui se perdaient n'en arrivaient là que par la faute d'un homme.
A rêver ainsi sur ces femmes invisibles et présentes, dont le sort avait fait ses compagnes, Marianne finit par s'endormir sans même s'en apercevoir. Quand elle s'éveilla, il faisait grand jour, du moins autant qu'il pouvait faire dans une cellule de Saint-Lazare, et la sœur gardienne était devant elle, un paquet sous le bras. Jeté sur le lit, ledit paquet révéla une grosse robe de laine grise, un fichu et un bonnet de toile bise, une chemise de toile bien rude, de gros bas de laine noire et une paire de sabots.
— Enlevez vos vêtements, ordonna la sœur d'une voix terne, et mettez cela !
Ce n'était pas la même religieuse que la nuit et, tout de suite, Marianne se hérissa :
— Que je mette de pareilles horreurs ? Jamais de la vie ! D'abord je ne dois pas rester ici. Je dois voir, ce matin, le ministre de la Police et...
Le visage de la nouvelle venue était aussi inexpressif que sa voix. Il était si large et si blanc qu'il se confondait avec sa guimpe pour donner une sorte de pleine lune parfaitement dépourvue de caractère. Mais apparemment sa propriétaire savait ce que c'était qu'exécuter une consigne. Sans changer de ton, elle répéta :
— Déshabillez-vous et mettez ça !
— Jamais !
La sœur ne se fâcha pas. Elle alla dans le couloir, sortit de sa poche un claquoir et tapa trois fois. A peine quelques secondes plus tard, deux vigoureuses créatures, qu'à leur uniforme Marianne comprit être deux de ses compagnes, faisaient irruption dans la cellule. A vrai dire, sans leur vêture féminine, on les aurait prises plus volontiers pour des grenadiers en jupon, à l'épaisseur de la moustache près, tant elles étaient hautes et larges et solidement charpentées. D'ailleurs, leurs joues identiquement rouge écarlate et bien vernies prouvaient que l'ordinaire de la prison n'était pas aussi débilitant qu'on aurait pu le penser et qu'en tout état de cause il comportait, du moins pour ces dames, une honnête ration de vin.
En un rien de temps, Marianne, muette d'horreur, fut par leurs soins dépouillée de tous ses vêtements et revêtue de l'uniforme de la prison, non sans que l'une de ses femmes de chambre occasionnelles lui eût appliqué sur les fesses une claque retentissante, fine plaisanterie qui attira une sévère réprimande à son auteur :
— C'était tentant, fit la femme en manière d'excuse. Une drôle de belle poulette ! Dommage de mettre ça en cage !
Marianne était tellement indignée qu'elle n'avait plus de voix, mais, dédaignant les deux maritornes qui ne lui paraissaient pas des interlocutrices valables, elle attaqua la sœur gardienne.
— Je veux voir la Mère Supérieure ! déclara-t-elle. C'est très urgent.
— Notre Mère Supérieure a fait savoir qu'elle vous verrait aujourd'hui. Jusque-là, tenez-vous tranquille. Pour le moment, suivez vos compagnes à la chapelle.
Bon gré, mal gré, il fallut bien que Marianne, traînant ses sabots trop grands, sortît de sa cellule et s'intégrât dans la file, presque inerte, des autres détenues. Dans l'étroit et haut couloir, une vingtaine de femmes avançaient lourdement, l'une derrière l'autre, toussant, reniflant ou grognant, dans une épaisse odeur de corps mal lavés. C'était un troupeau bien plus qu'un défilé. Tous les regards avaient la même atonie bête et résignée, tous les pas raclaient le dallage inégal, toutes les épaules empruntaient la même ligne courbée. Seuls, les tailles et les cheveux, blonds, noirs, bruns ou gris, que laissaient échapper les béguins de toile rude, distinguaient les unes des autres les prisonnières de Saint-Lazare.
Remâchant sa rancœur et son impatience, Marianne prit son rang, mais s'aperçut bientôt que la détenue qui la suivait s'amusait à lui marcher systématiquement sur les talons. La première fois, elle crut à une inadvertance et se contenta de se retourner. Derrière elle venait une petite femme blonde et replète, à l'air endormi, aux lourdes paupières blanches cachant des yeux impossibles à distinguer. Ses vêtements étaient propres, mais ses lèvres molles avaient un demi-sourire machinal qui, tout de suite, donna à Marianne envie de lui taper dessus. Quand, à nouveau, le sabot rugeux de la boulotte vint racler sa cheville, la jeune fille gronda, mezza voce :
— Faites un peu attention, vous me faites mal.
Pas de réponse. L'autre garda les yeux baissés.
Le sourire stupide resta étalé sur son visage incolore et, une troisième fois, si rudement que Marianne ne put retenir un gémissement de douleur, le sabot vint râper son talon.
La patience n'était pas la vertu dominante de Marianne et les dernières heures avaient épuisé le peu qui lui en restait. Se retournant, tout d'une pièce, elle appliqua sur la joue molle de sa compagne une maîtresse gifle. Cette fois, elle vit se lever sur elle un regard sans couleur définie, mais qui lui rappelait étrangement celui d'une vipère dont Sea Bird, son cheval favori, avait écrasé la tête d'un coup de sabot, un jour de chasse. La fille ne dit rien, mais ses lèvres se retroussèrent sur ses dents malsaines et, tête première, elle se jeta en avant, visant l'estomac de son adversaire. Aussitôt, autour des deux femmes, on s'arrêta pour voir, les autres détenues s'écartant d'instinct afin de laisser le champ libre aux deux combattantes. Des encouragements fusaient, tous à l'adresse de l'adversaire de Marianne :
— Vas-y, la Tricoteuse ! Tape dedans !
— Cogne ! C't'une aristo ! D'la graine de duchesse !
— Crève-la ! T'as entendu l'foin qu'elle a fait c'te nuit ? Voulait voir l'ministre de la Police !
— C't’une moucharde ! Faut la refroidir !
Marianne, épouvantée de ce débordement de haine inattendue, avait évité le coup de tête de son adversaire qui, apparemment, faisait de son mieux pour exaucer les vœux de ses compagnes. La Tricoteuse avait repris de la distance pour attaquer de nouveau. Sa mâchoire allait et venait, dans un mouvement machinal, traduisant un abject désir de tuer. Les yeux sans couleur luisaient sinistrement et, soudain, dans la main de la mégère, Marianne vit briller une lame courte mais aiguë. La tête de la colonne s'engageait déjà dans l'escalier et Marianne comprit qu'elle était perdue. Un groupe de prisonnières faisait barrage entre elle et le bout du couloir et, parmi elles, la jeune fille, épouvantée, reconnut les deux dragons qui l'avaient déshabillée. Toutes ces misérables faisaient bloc contre la nouvelle venue et s'apprêtaient à lui régler sommairement son compte. Si elle échappait au couteau de la Tricoteuse, elle n'échapperait pas à la galoche des autres, car elle pouvait voir qu'autour d'elle deux ou trois détenues s'étaient déchaussées et brandissaient leurs sabots, prêtes à l'assommer si elle ne se laissait pas égorger proprement. L'un de ces sabots montrait même une longue pointe, meurtrière à souhait.