Avec angoisse, Marianne jeta un coup d'œil vers l'escalier. Mais la sœur qui avait pris la tête de la colonne devait déjà être en bas et tout allait terriblement vite. Dans un instant, elle serait morte, stupidement assassinée par des demi-folles. Toutes ces femmes qu'elle ne connaissait pas semblaient désirer sa mort comme une joie particulière. Alors, épouvantée, elle hurla, tandis que la Tricoteuse fonçait sur elle, la lame haute :
— Au secours ! A moi !
Son cri vrilla le matelas des voix feutrées, chuchotantes, qui l'entouraient d'une écœurante couche de haine. Le couteau passa à un cheveu de la tête. Mais, en l'évitant, elle s'était rapprochée d'une des prisonnières aux sabots et il s'en fallut de peu que la lourde galoche ne la frappât en plein front. Elle n'en reçut qu'une partie, sur la tête, et dut à l'épaisseur de sa chevelure et à son bonnet, de ne pas en être étourdie. Mais où chercher refuge ? La Tricoteuse allait revenir à la charge, avec ce ricanement idiot qui terrifiait Marianne. Et, tout autour d'elle, la malheureuse ne voyait que des visages grimaçants déformés par une ignoble cruauté. Comment pouvait-il y avoir des êtres aussi abominables ?
Pourtant, son cri d'appel avait été entendu. Avant que la Tricoteuse s'élançât une troisième fois, la sœur-gardienne était revenue, flanquée d'une autre qui brandissait un énorme gourdin. Bousculé, enfoncé, le cercle des mégères éclata. La sœur-gardienne saisit le bras de la Tricoteuse et, d'une brutale torsion, lui arracha le couteau, tandis que sa compagne, distribuant quelques horions fort peu évangéliques mais qui faisaient grand honneur à ses muscles, obligeait les femmes à se remettre en rang. Marianne, qui s'était jetée à terre pour éviter les coups, se trouva, elle aussi, remise debout plus vite qu'elle ne l'aurait voulu. Et, tout de suite, les accusations éclatèrent :
— La Tricoteuse, elle a fait que s'défendre, ma sœur ! C'te moucharde, elle a voulu l'étrangler ! hurla une voix de tête.
— Ce n'est pas vrai, protesta l'accusée. Je l'ai seulement giflée parce qu'elle m'écrasait les talons.
— Menteuse ! hou... hou... Sale moucharde ! Tu as voulu l'assommer.
— Et le couteau ? cria Marianne hors d'elle. C'est peut-être moi qui l'ai apporté ?
— Sûr ! clama une grande fille maigre, dont les pommettes trop rouges dénonçaient la phtisie. Elle a eu assez d'mal à t'le prendre ! Saleté !
Tant de fausseté et de mauvaise foi révolta Marianne au point qu'elle en oublia les plus élémentaires règles de prudence. Ces femmes n'étaient que des bêtes malfaisantes et, instinctivement, elle se mettait à leur diapason. Toutes griffes dehors, elle allait se jeter sur la plus acharnée, tandis que la Tricoteuse, avec un art consommé, se mettait à pleurnicher que 1'« aristo » avait voulu la tuer. Mais, comme elle prenait son élan, elle se sentit solidement ceinturée et obligée de demeurer sur place.
— En voilà assez ! tonna la voix dure de la sœur. Tout le monde à la chapelle ! Et tâchez de demander pardon à Dieu de votre conduite ! Quant à vous, la nouvelle, nous réglerons cela avec notre Mère Supérieure après la messe ! Pour les mauvaises têtes, nous avons des cachots !
Calmées et satisfaites à la pensée que la « nouvelle » allait payer, sans doute pour tout le monde, les détenues se remirent docilement en rang, tandis que Marianne, indignée et en pleine révolte, se trouvait entraînée à la suite des autres par la poigne vigoureuse de la sœur-gardienne.
On ne la lâcha qu'une fois enfermée dans l'une des guérites qui garnissaient la grande chapelle froide et grise. Toute la nef était composée d'un assemblage de boîtes rectangulaires où il n'y avait place que pour une seule personne et d'où l'on ne voyait que l'autel. Chaque prisonnière y était enfermée, sans communication possible avec les autres, ce qui évitait tout tumulte et permettait aux religieuses de se réunir, en toute quiétude, dans le chœur, chacune à son rang.
En pleine révolte, brûlée d'indignation, car elle avait conclu, de l'attitude de la gardienne, qu'elle était tenue pour coupable et seule coupable, Marianne n'entendit absolument rien de la messe. Elle en oubliait même la peur horrible qu'elle avait eue et elle était bien trop en colère pour songer à s'humilier, même aux pieds du Seigneur, et bien trop sûre de son bon droit pour implorer une aide quelconque. Depuis le soir maudit de ses noces, elle avait pris, sur la justice, aussi bien divine qu'humaine, des idées bien tranchées. Dans un monde où seules les crapules avaient raison, il fallait avoir bec, ongles et même griffes si l'on voulait survivre. La résignation chrétienne n'avait jamais été son fort, mais, désormais, elle ne voulait même plus en entendre parler.
— Seigneur, marmotta-t-elle, et ce fut sa seule prière, cessez de donner raison à ceux qui me veulent du mal quand je ne leur ai rien fait ! Puisque vous êtes le Dieu de toute justice, c'est le moment ou jamais de le montrer. Sinon, dans quelques instants, on va me traîner dans un cachot bien noir et bien affreux dont vous seul savez quand je sortirai.
Forte de cette oraison en forme d'injonction et de l'idée qu'elle se défendrait tant qu'il lui resterait une once d'énergie, Marianne se laissa extraire de sa boîte, bonne dernière de toutes les détenues et, encadrée par deux sœurs-gardiennes, conduire chez la Mère Supérieure, devant une haute porte dont la peinture chocolat s'écaillait par plaques. L'une des gardiennes frappa.
— Entrez ! fit une voix sèche dont Marianne n'augura rien de bon.
Le vantail s'ouvrit. L'une des sœurs poussa doucement la jeune fille et referma la porte. Elle put alors constater que, si elle était bien dans le bureau de la Supérieure, comme l'attestaient les nombreux tableaux et objets de piété répandus un peu partout, ce n'était pas à une religieuse qu'elle allait avoir affaire. Le propriétaire de la voix sèche était un homme maigre, de taille moyenne, qui, les mains au dos, se tenait debout dans l'embrasure de la fenêtre.
— Entrez, répéta-t-il en voyant Marianne hésiter au bord d'un grand tapis usé qui couvrait la pièce, et asseyez-vous !
— On m'avait dit que je devais comparaître devant la Mère Supérieure, fit-elle en assurant sa voix autant que possible.
— Ce n'est pas moi, vous vous en doutez ! Mais j'espère que vous ne vous plaindrez pas de la substitution puisque vous m'avez réclamé toute la nuit à ce qu'il paraît.
Une onde de joie rosit brusquement les pommettes de la jeune fille.
— Oh ! vous êtes...
— Le ministre de la Police, parfaitement ! Et, puisque me voilà prêt à vous entendre, parlez, dites ce que vous avez à me dire !
Cette mise en demeure, débitée d'une voix cassante, n'était pas faite pour rassurer Marianne, déjà déprimée par les événements précédents. Cet homme, dans sa redingote vert olive fleurie d'un ruban rouge qui faisait encore plus blême son teint couleur de vieil ivoire, avait quelque chose d'inflexible et d'hermétique qui l'impressionnait. Son visage en lame de couteau, aux lèvres minces, aux lourdes paupières tombantes, offrait un curieux mélange d'impassibilité et d'intelligence. Le menton, qui reposait dans les plis d'une épaisse cravate de soie, avait de l'énergie, mais l'expression des yeux était indéchiffrable sous la frange des cheveux gris, presque blancs, qui collaient au front en mèches courtes. Le corps trop long, les épaules trop étroites, mal déguisées par l'habit du bon faiseur, donnaient à l'ensemble une curieuse souplesse qui n'excluait pas un certain charme. Et Marianne, pour qui un policier était une sorte de brute peu évoluée, un argousin dans le meilleur style des romans de Mr Thomas Smolett, se dit que celui-là était une personnalité digne de ce nom, peut-être dangereuse, mais qu'en tout état de cause cet ancien révolutionnaire portait son titre ducal avec une certaine aisance.