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Quand elle sortit, une fois prête, ce fut pour se trouver en face d'une religieuse, à la fois replète et majestueuse, dont le visage, envahi par la graisse, gardait les traces d'une grande beauté. C'était sans doute la Supérieure et elle sourit avec bonté à son ex-pensionnaire.

— Je suis heureuse que vous ne demeuriez pas plus longtemps. Je crains que les heures passées ici ne vous laissent un sombre souvenir.

— Il fut si court, ma Mère, qu'il s'effacera vite.

Une révérence, quelques saluts, et Marianne, escortée de Fouché, se retrouva dans le couloir, trottant derrière une religieuse qui les conduisit à un petit escalier menant directement .à la voûte sous laquelle stationnait la voiture du ministre. La Supérieure préférait que les autres pensionnaires ne sachent point le départ de la jeune fille. Elles supposeraient qu'on l'avait mise au cachot, un point c'est tout.

— Où me conduisez-vous ? demanda Marianne à son compagnon.

— Je ne sais pas encore. Il me faut prendre une décision. Vous êtes tombée chez moi comme une tuile un jour de grand vent, il faut me laisser un peu de temps.

— Alors, si cela ne vous fait rien, essayez de m'emmener quelque part où l'on me donne à manger. Je n'ai rien pris depuis hier soir et je meurs de faim !

Fouché sourit devant ce juvénile appétit.

— Je pense qu'il va être possible de vous nourrir. Montez, fit-il en recoiffant le chapeau qu'il tenait à la main.

De l'intérieur, une autre main, gantée de chamois clair, se tendit pour aider la jeune fille à prendre place dans la voiture en même temps qu'une voix forte s'écriait :

— Ah ! Je suis heureux de voir que vous avez retrouvé votre liberté.

Enlevée plutôt que hissée par cette poigne vigoureuse, Marianne se retrouva assise sur les coussins de velours de la voiture en face d'un homme qui lui souriait et en qui elle reconnut aussitôt le baron Surcouf.

En voyant revenir, flanquée du ministre de la Police et de son meilleur client, la prisonnière de la veille, l'honnête Bobois éprouva un grand soulagement qui se traduisit par une extrême célérité à servir le repas que Surcouf lui réclamait. La matinée étant d'ailleurs fort avancée, les préparatifs du déjeuner étaient à peu près terminés au Compas d'Or. Marianne eut tout juste le temps de faire un peu de toilette avant de passer à table.

Fouché, qui avait à faire au ministère, se retira en déclarant qu'il attendrait Marianne vers 4 heures, à l'hôtel du quai Malaquais, pour lui faire part des décisions qu'il aurait prises, entre-temps, à son sujet. En attendant, la jeune fille et son nouvel ami s'installèrent à une table dont la nappe bien blanche supportait une foule de choses propres à satisfaire l'appétit le plus exigeant.

Entre Surcouf et Marianne, la sympathie avait été immédiate, totale. Le visage carré, léonin, du corsaire avait une énergie qui inspirait la confiance, tandis que le regard direct de ses yeux bleus forçait la franchise. De tout son être vigoureux débordaient l'enthousiasme, la joie de vivre et l'autorité. Autour de lui, aubergiste et servantes guettaient ses moindres désirs, voltigeant avec autant d'ardeur que s'ils eussent été marins sur le pont d'un navire.

Tout en faisant honneur au déjeuner, Marianne se disait qu'il marquait, plus que toute autre chose, le profond changement de sa vie. Cet homme souriant était un corsaire, le roi des Corsaires à ce que l'on disait, et l'Angleterre n'avait pas d'ennemi plus acharné ni plus redoutable que lui. Et, cependant, elle se trouvait auprès de lui, elle, l'ex-maîtresse de Selton Hall, partageant avec lui le pain et le sel aussi naturellement que s'ils se fussent connus depuis toujours. Qu'en eût dit tante Ellis ?

Elle-même, d'ailleurs, ne comprenait pas bien pourquoi elle se trouvait là, pourquoi cet inconnu s'était intéressé à elle au point de prendre sa défense avec une telle énergie et d'être allé assiéger chez lui un ministre. Avait-il une idée derrière la tête ? A vrai dire, quand Surcouf regardait Marianne, il avait cette expression émerveillée qu'ont les enfants lorsqu'ils viennent de recevoir un jouet particulièrement beau. Ils ont alors un regard plein d'étoiles, mais osent à peine toucher à ce rêve réalisé. Ainsi Surcouf. Il rougissait sous son hâle lorsque Marianne lui souriait et si, par mégarde, la main de la jeune fille frôlait la sienne sur la nappe, il la reculait timidement. C'était amusant au fond, et Marianne était trop femme déjà pour ne pas prendre plaisir à ce jeu. Ce qui ne l'empêchait nullement d'apprécier l'excellente cuisine de maître Bobois !

Pourtant, si vif que fût l'appétit de Marianne, il ne pouvait se comparer en rien à celui de Surcouf. Il faisait disparaître méthodiquement un plat après l'autre, avec une régularité qui tenait du prodige. Remplie d'admiration pour une telle capacité, elle attendit une accalmie pour poser la question qui lui brûlait les lèvres :

— Puis-je... vous demander ce que vous avez fait de Jean Le Dru ?

— Chassé ! fit Surcouf laconique.

— Comment ? Vous l'avez chassé ? Mais... pourquoi ?

— Un garçon capable de jeter une femme, et plus encore une jeune fille, dans les griffes de la police ne peut continuer à servir chez moi. La guerre est une affaire d'hommes, mademoiselle Marianne. Elle se fait entre hommes, avec des moyens d'hommes. La dénonciation n'en est pas un. Et... l'amour n'excuse pas tout !

Le mot eut le don d'empourprer les joues de Marianne.

— L'amour ? Est-ce que vous croyez...

— Qu'il vous aime ? Cela crève les yeux. Il ne vous détesterait pas tant en apparence s'il n'était fou de vous. Mais, encore une fois, cela ne constitue pas une excuse à mes yeux ! Goûtez donc de cette salade romaine. Elle est croquante à souhait.

Tout en picorant sa salade, Marianne constata intérieurement que cette mise à pied n'allait pas inciter Jean Le Dru à redevenir un ami pour elle. Il devait lui en vouloir férocement et son amour, si amour il y avait, allait se transformer sans doute en une haine implacable. Mieux que personne, elle savait qu'il pouvait être un ennemi gênant. Aussi l'idée de se retrouver en face de lui ne souriait guère à la jeune fille.

— A quoi pensez-vous ? demanda le corsaire qui s'était arrêté de manger pour la regarder encore.

— Toujours à ce garçon. Que va-t-il devenir ? Vous êtes un dieu pour lui.

— Il y a d'autres navires et d'autres armateurs, même à Saint-Malo ! Il peut aller chez mon frère Nicolas. D'ailleurs, vous faites erreur si vous pensez que Le Dru m'élève des autels dans le fond de son âme. Il a un dieu, certes, mais ce n'est pas moi : c'est l'Empereur. Il ne manque pas de régiments où l'on peut le servir, sous ses yeux même !

Le sujet était clos, il n'y avait pas à y revenir. Marianne préféra changer de conversation et employa le temps du dessert à faire parler son hôte sur lui-même. Il l'intriguait et lui plaisait tout à la fois. Ce n'était pas très facile. Surcouf était un modeste, mais la jeune fille avait compris que le mot « mer » était, pour lui, une sorte de Sésame. La mer, c'était l'essence même de Surcouf. Elle était l'air de ses poumons, le sang de ses veines. Et si, depuis son retour de Madagascar, il avait renoncé momentanément à repartir, c'est parce que au lieu de s'occuper de son seul navire il mettait sur pied une véritable flotte destinée à servir la France et son maître sur toutes les mers du monde. A trente-six ans, Surcouf était riche, puissant en son pays, baron d'Empire et père de famille.

Bien sûr, Marianne éprouvait une curieuse sensation à l'entendre vitupérer « ces bougres d'Anglais », que, décidément, le corsaire n'aimait guère, mais il avait tâté, lui aussi, des affreux pontons et, depuis son enfance, la seule vue de 1'« Union Jack » flottant à la corne d'un mât avait suffi à le faire entrer en transes. Sans cependant l'aveugler.