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Pendant quarante-huit heures, la jeune fille dut faire appel à son courage pour ne pas s’évanouir à tout bout de champ, mais depuis elle avait gardé une reconnaissance profonde à l’étrange amie de la Reine-mère et quand, après la mort de Concini, Leonora avait été arrêtée, emprisonnée et jugée pour crime de sorcellerie, Elen en avait éprouvé une peine accrue par l’impuissance où elle se trouvait de venir en aide à la malheureuse. Prier, seulement prier et de cela elle s’était d’autant moins privée que Marie, un peu honteuse secrètement d’avoir tant hérité de la condamnée, avait fait dire plusieurs messes pour elle sans que son époux le sût.

Quant à la Grecque, s’il arrivait à Mlle du Latz de retourner chez elle, c’était afin de s’y procurer une pommade d’herbes apaisantes pour certaines douleurs intimes qu’il lui arrivait de ressentir, et comme la Grecque en gardait toujours une provision, ses visites étaient généralement rapides.

Elle en sortait ce jour-là, et se hâtait de revenir au palais quand en franchissant un passage obscur ménagé sous une maison, elle vit surgir de nulle part un homme dont elle ne put voir le visage parce qu’il portait un masque grotesque sous l’ombre d’un chapeau à large bord. Avant qu’elle ait compris ce qui lui arrivait, il la plaqua contre le mur si violemment qu’elle en fut étourdie et ne cria que sous la douleur lorsqu’il se mit à fouiller son corsage et sa jupe avec les gantelets de fer qui protégeaient ses mains. Elle comprit, terrorisée, qu’elle venait de tomber au pouvoir d’un bandit que redoutaient toutes les femmes dès que le jour commençait à baisser. Il leur infligeait, en les insultant, des blessures parfois graves pouvant aller jusqu’à la mutilation. Insaisissable comme le Diable dont certaines juraient qu’il était l’incarnation, nul ne savait d’où venait ni qui était ce gredin que la rumeur publique surnommait « le Tâteur[10] ».

Les seins à la torture, Elen hurla mais il lui appliqua sa figure de carton sur la bouche, l’étouffant à demi. Et puis, soudain, ce fut lui qui cria et la lâcha avant de s’enfuir, laissant la jeune femme s’écrouler au pied du mur où il l’avait quasiment clouée… Au bord de la syncope, elle cherchait sa respiration quand elle entendit une voix teintée d’un léger accent d’outre-Manche :

— Je n’ai pas pu l’embrocher par crainte de vous atteindre, disait-elle, mais j’espère l’avoir blessé assez gravement pour qu’il n’aille pas bien loin !

Elen vit alors se pencher sur elle un personnage qui lui parut immense mais dont l’obscurité du passage et le feutre noir à large bord qui le coiffait empêchaient de distinguer les traits. Il l’aida à se relever et la soutint pour l’amener à la lumière tandis qu’elle refermait en hâte la mante sur sa robe déchirée et tachée de sang. Elle s’aperçut que son sauveur était peut-être le plus bel homme qu’elle ait jamais vu quand il se découvrit d’une main rapide en une sorte de salut : de très haute taille avec des épaules carrées mais un corps mince sous un pourpoint de daim noir éclairé d’un col de guipure blanche, il penchait sur elle un visage de dieu grec sauvé d’une trop grande pureté par le pli ironique de la bouche aux lèvres fermes et finement dessinées. D’épais cheveux blonds dont les pointes bouclaient légèrement étaient rejetés en arrière du cou puissant. Des paupières lourdes voilaient en partie des yeux profonds, d’un bleu qui rappela à Elen ceux de Marie. Les vêtements, les hautes bottes cuissardes, les gants à crispin, le chapeau et sa plume frisée étaient sans fioritures aucune mais annonçaient le gentilhomme, et sa protégée, émerveillée, pensait que peu de princes possédaient autant d’allure.

Amusé par son évidente surprise, il lui sourit mais son regard resta sérieux.

— Il y a là-bas l’enseigne d’un cabaret, proposa-t-il. C’est un endroit indigne de vous mais la bière n’y est pas mauvaise et vous avez besoin d’un réconfort.

— Vous êtes Anglais ? avança-t-elle.

— Aucun doute là-dessus ! fit-il avec bonne humeur. Cela s’entend je suppose ? Et vous êtes, vous, une lady qui ne devrait pas se trouver seule dans une ruelle borgne de la Cité. Venez boire quelque chose !

— Non, merci. Je me suis mise en retard et je préfère rentrer au plus vite !

— Dans ce cas je vous accompagne ! Votre pas ne me paraît pas si sûr pour ces mauvais pavés. Prenez mon bras, ajouta-t-il avec une autorité qui ôta à Elen toute velléité de refus. D’autant qu’elle mourait d’envie d’accepter pour le simple plaisir de le garder auprès d’elle un moment encore. Cet homme dégageait, outre un léger et subtil parfum aux antipodes des remugles sauvages tant redoutés d’Elen, une vitalité qui agissait sur elle comme un charme et quand, en recoiffant son feutre, il demanda où il devait la ramener, elle n’hésita pas :

— Au Louvre, dit-elle en regrettant seulement que ce ne fût pas à une ou deux lieues tant elle souhaitait éterniser l’instant. Elle guetta sa réaction mais il se contenta d’un :

— Ah !…

où n’entrait pas la moindre surprise et du coup elle s’en offensa : la prenait-il pour n’importe quelle domestique du palais ? Néanmoins elle ne fit aucune remarque. Ils se mirent en route et marchèrent sans échanger une parole. Elle, très droite en dépit des écorchures de sa poitrine, n’offrait à son compagnon qu’un profil fier vers lequel l’inconnu tournait son regard de temps en temps. Les règles de la civilité puérile et honnête eussent voulu qu’il se présentât mais, figée par une incompréhensible timidité, Elen n’osait pas le lui demander encore qu’elle brûlât de poser une foule de questions… Enfin, elle tourna son visage vers lui et le vit sourire. Se moquait-il ? Du coup elle s’en irrita : ce beau monsieur n’était sans doute qu’un fat gâté par trop de succès féminins. Il ne fallait pas lui laisser supposer qu’il en comptait un de plus.

Cette idée fouetta son orgueil et lui rendit son aplomb. De sa voix la plus gracieuse elle demanda :

— Vous m’avez sauvée d’un péril extrême, monsieur, et j’aimerais savoir qui je dois recommander à Dieu dans mes prières… ?