— Je ne crois pas, pensa-t-elle tout haut, que le… grand diable comme tu dis, revienne jamais…
Sans réfléchir, Herminie répondit :
— Comment pourrait-il renoncer à vous ? Un jour viendra où…
Comprenant ce qu’elle était en train de dire, elle avala le reste de sa phrase et la nuit cacha sa rougeur mais Madame de Chevreuse comprit qu’elle en avait vu beaucoup plus qu’elle ne le prétendait et serra doucement le bras qu’elle tenait.
— Nous verrons, dit-elle seulement.
En fait, le spectacle fort peu conventuel que lui avaient offert les deux amants avait bouleversé ce qu’Herminie pensait savoir de l’amour physique. Pour les religieuses de ses différentes expériences monastiques, ce genre de plaisir s’appelait la luxure, s’avérait l’une des manifestations les plus honteuses de la nature humaine et relevait du domaine de Satan. Or – peut-être était-ce à cause de la perfection physique des protagonistes – la petite avait trouvé cela très beau… Revenue dans son lit pour ce qui restait de la nuit, elle n’y trouva pas le sommeil. Parce qu’elle avait compris, même si elle n’avait entendu qu’une partie de la conversation, que ce déchaînement de passion s’achevait sur une rupture. Il n’y avait pas à se tromper sur l’expression des visages et la douleur de Marie.
Comme elle aimait bien le duc Claude, elle avait d’abord été indignée de voir surgir dans la vie de son épouse ce « grand diable » d’Anglais, mais en s’apercevant du poids de domination que cet amour faisait peser sur elle, en étant témoin du courage qu’il lui avait fallu pour résister à la tentation de le suivre, elle en était venue à éprouver pour elle une espèce de tendresse fraternelle où entrait de la pitié. Et elle décida de l’aider de son mieux à supporter une longue période de regrets et, peut-être, résister à l’envie de tout envoyer promener pour le rejoindre envers et contre tout.
L’occasion devait lui en être donnée sans tarder.
Dans la journée qui suivit, Marie se déclara souffrante et resta au lit. Elle semblait très abattue, ses yeux rougis demeuraient lourds de larmes. Incompréhensibles pour la vieille Anna mais quand celle-ci hasarda une question, elle se fit rabrouer et n’insista pas. La Duchesse n’était pas seulement malheureuse, elle était aussi d’une humeur de chien ! En revanche, elle réclama sa jeune suivante pour qu’elle lui fît la lecture… et ça aussi c’était nouveau : la Duchesse n’avait rien d’une précieuse et, à l’exception du théâtre, ne s’intéressait que de loin à la Littérature. Sauf en de rares cas, pour l’aider à trouver le sommeil ?
En effet, elle ferma les yeux dès qu’Herminie fut installée à son chevet avec un exemplaire de L’Astrée. La petite lisait bien et sa voix juvénile emplit la chambre d’une musique douce sous l’influence de laquelle Marie parut se détendre. Pensant qu’elle était en train de s’endormir, Herminie baissait graduellement la voix quand elle entendit soudain :
— C’est trop bête !
Marie venait d’ouvrir grand les yeux et s’asseyait dans son lit. Surprise, la jeune lectrice hasarda :
— Vous n’aimez pas ces vers ? Je peux aller chercher un autre livre ?
— Ce n’est pas cela ! Il faut que tu me rendes un service… un énorme service…
— Mais je suis là pour ça.
Marie fronça le sourcil :
— J’entends ! Mais un service… discret dont tu ne devras parler à personne. Et d’abord, donne-moi de quoi écrire !
Légèrement inquiète parce qu’elle n’augurait rien de bon de cette subite envie, Herminie chercha ce qu’on lui demandait et regarda sa cousine rédiger en hâte un court billet qu’elle sécha, plia et scella avec soin avant de le lui tendre :
— Tu vas prendre un cheval aux écuries sous prétexte de te procurer un onguent à l’abbaye de la Roche et tu en emprunteras le chemin, mais en réalité tu te rendras au château de Maincourt, chez le marquis de Montmort. Là tu demanderas à voir son hôte à qui tu remettras cette lettre. Tu attendras ensuite la réponse.
Une fièvre brûlait dans les yeux de Marie, tremblait dans sa voix qu’elle essayait d’affermir. Herminie sut alors qu’elle n’apprécierait absolument pas cette mission, mais elle s’efforça au calme :
— Monsieur de Montmort ne me connaît pas. Si je lui demande « son hôte » il se méfiera.
— Pas si tu viens de ma part !
— N’importe qui peut s’en targuer. Ce n’est pas écrit sur ma figure et je réussirai sans doute mieux si je lui donne un nom.
Au prix de sa vie, Herminie aurait été incapable d’expliquer à cet instant pourquoi elle se montrait si curieuse. Besoin de gagner du temps ?… ou de savoir au juste à qui elle avait affaire ? Quoi qu’il en soit, la Duchesse en montra de l’humeur :
— Tu me parais un peu trop curieuse pour me plaire longtemps ! J’aime que l’on m’obéisse sans ergoter…
— Et moi j’aime accomplir au mieux ce que l’on m’ordonne. J’aime surtout que l’on m’accorde confiance, ajouta-t-elle avec une pointe de tristesse, et je croyais avoir gagné la vôtre…
Marie aussitôt se radoucit. Dans la crise qu’elle traversait, elle savait qu’il lui était vital d’avoir de l’assistance, et finalement, quel mal y avait-il à ce que la gamine sût à qui elle l’envoyait ? Dans quelques heures, Herminie n’existerait plus pour Marie, elle reculerait dans le temps comme ce château et ce qu’il représentait tandis que la route de la liberté s’ouvrirait devant deux amants incapables de vivre l’un sans l’autre. Marie avait pris sa décision : vivre jusqu’au bout cette passion qui la ravageait…
— Soit ! admit-elle. Tu as peut-être raison. Tu demanderas à voir Lord Holland et tu écouteras attentivement les instructions qu’il te donnera. Va vite à présent ! Maincourt n’est pas loin mais la journée s’avance…
Sans rien ajouter, Herminie prit la lettre et partit en courant jusqu’aux écuries où elle fit seller Princesse, la jument préférée de sa cousine. C’était la plus rapide et puisque l’on voulait qu’elle aille vite… S’enlevant en selle avec l’aisance de son âge, elle partit au galop en direction de l’abbaye de la Roche dont les moines fabriquaient un miraculeux dictame pour toutes sortes de contusions. Le petit mais charmant château de Maincourt était sans doute plus proche de Dampierre, mais l’adolescente préféra commencer par cette partie-là d’une mission qui lui déplaisait tant que, d’instinct, elle s’efforçait de la retarder le plus longtemps possible. Elle avait très peur, en effet, du billet qu’on lui avait confié et sa curiosité naturelle luttait contre l’envie de l’ouvrir. Un pressentiment lui disait qu’il contenait la reddition de Madame de Chevreuse, que celle-ci incapable de résister à son amour s’était résolue à tout abandonner pour lui, sans se soucier du scandale… et même du désastre qui s’ensuivrait. Pour Herminie : Marie partie courir les mers dans les bras de Holland, il ne resterait plus à la petite suivante qu’à reprendre le chemin du triste manoir de son enfance…
Après sa visite à la porterie du monastère où l’on pouvait se procurer le baume, ce fut avec une sage lenteur qu’elle dirigea sa monture vers le but de son expédition. Et même quand elle put le voir au bout du chemin où elle s’engageait, elle s’arrêta, prise d’une forte envie de rebrousser chemin. Soudain, l’idée lui vint que le « grand diable » était déjà parti. Au fond, à la suite de la rupture, il n’avait plus de raisons de s’attarder… sinon… pour se reposer un peu de ses exploits nocturnes ?