En rentrant au château, elle remâchait ce qui s’était dit. À cet instant elle aurait donné avec joie son joli Dampierre, Chevreuse et le duché pour une petite chambre au Louvre ou à Fontainebleau ! Cependant, elle n’était pas femme à s’appesantir longuement sur ses états d’âme. Elle voulait, de toutes ses forces, reprendre son rang, sa place. Elle le voulait au point d’avoir renoncé à la belle aventure avec l’homme qu’elle adorait, et peut-être son idée soudaine de faire appel à Basilio venait-elle de cette décision. Si quelqu’un pouvait lui prédire ce qui l’attendait c’était assurément le vieux mage florentin et elle se reprochait de n’y avoir pas songé plus tôt. Il est vrai qu’elle avait été plus qu’occupée. Vrai aussi qu’elle était d’une certaine façon assignée à résidence et que Lésigny appartenait à présent à son fils, mais elle n’en décida pas moins de s’y rendre le plus rapidement possible. Le jeune Louis-Charles était à Luynes en ce moment : il ne pouvait donc être question de l’accompagner à Lésigny, ce qui eût paru naturel à de probables espions. Elle décida d’y aller seule – avec Herminie, et au grand jour. Après tout, le Roi et son Cardinal étaient loin et il était normal qu’en l’absence de son fils elle s’occupe de ses biens ! Il serait préférable évidemment que Basilio consentît enfin à venir s’installer à Dampierre mais – et Dieu seul savait pourquoi – il avait toujours refusé de quitter ses bois de Lésigny, sa tourelle, son antre de sorcier parce que, répétait-il avec obstination, c’était l’endroit où il se trouvait le mieux, l’endroit aussi où l’Esprit lui parlait plus volontiers. En conséquence il fallait aller à lui, et d’urgence ! Aussi, dès le lendemain, Marie s’embarquait avec Herminie enchantée de l’aventure dans son carrosse sans armoiries mené par le seul Peran, et gagnait Lésigny où, bien sûr, personne ne l’attendait, ce qui n’empêchait pas la maison d’être entretenue. L’intendant et les quelques serviteurs qui y étaient attachés faisaient en sorte de n’être jamais pris au dépourvu s’il prenait fantaisie au maître ou à la maîtresse d’en franchir le seuil. Il était arrivé, en effet, que le Roi y vînt. Les bois d’alentour, giboyeux à souhait, en faisaient un domaine de chasse de premier ordre. La Duchesse et sa suivante y furent donc reçues le plus naturellement qui soit.
En pénétrant dans la demeure de son pas rapide, Marie ordonna que l’on prépare son dîner et s’informa de celui qu’elle venait voir.
— Maître Basilio est encore ici, j’imagine ? demanda-t-elle à Ferrand l’intendant.
— Oh ! Il ne se serait pas permis de s’éloigner sans en avertir Madame la Duchesse. Dois-je le prévenir ?
— C’est mutile ! S’il n’a pas entendu la voiture, je me rendrai chez lui…
Mais elle n’eut pas à se donner cette peine. Basilio avait entendu et, quand elle entra dans sa chambre pour y laisser son ample mante à capuchon, ses gants et son masque – comme toutes les nobles dames de son temps elle en portait un pour protéger son teint des outrages extérieurs comme la pluie ou la trop grande ardeur du soleil – elle le trouva debout au milieu de l’élégante pièce, les mains au fond des manches de sa longue robe noire. Et tellement semblable au souvenir qu’elle gardait de leur dernier revoir que le temps lui parut s’effacer. C’était toujours le même petit bonhomme à cheveux gris et à barbe pointue – il devait les entretenir car ils gardaient une égale longueur ! Les sourcils broussailleux abritaient les mêmes yeux vert mousse vifs et pétillants. Tout était à sa place habituelle dans ce visage où les rides peut-être s’accusaient davantage, du drôle de nez retroussé à la grande bouche mobile, si facilement ironique. Quant aux vêtements, imprégnés d’une odeur indéfinissable mais plus forte que par le passé, Basilio ne devait pas en changer souvent. À l’exception de la petite fraise blanche nouée d’un ruban entourant son cou et qu’il devait faire laver de temps en temps. Et le pompon rouge s’agitait toujours au sommet de l’étrange cône tronqué en feutre noir servant de coiffure au personnage.
En voyant Marie entrer, il se plia gravement en deux pour la saluer :
— Il y a bien longtemps que tu n’as fait à Basilio l’honneur d’une visite. Madame la Duchesse, déclara-t-il d’une voix un peu chuintante dont elle conclut qu’il avait dû perdre une dent ou deux. Bientôt trois ans !
— Ne vous en prenez qu’à vous-même ! Pourquoi refuser toujours aussi obstinément de venir vous installer à Dampierre ? Nous pourrions nous voir tous les jours.
— N’oblige pas Basilio à répéter perpétuellement la même chose ! Il est bien dans la maison de la Galigaï où tu lui as permis de rester pour sa sauvegarde. Il veille sur son souvenir et il sait qu’elle lui en est reconnaissante.
Un frisson courut le long du dos de Marie à l’évocation de celle dont elle s’était retrouvée l’héritière sans en posséder aucun droit sinon, peut-être, d’avoir été l’une des très rares personnes qui l’aient appréciée sinon aimée. Basilio faisait partie de cet héritage et, avec le temps, il était devenu son recours à défaut de sa conscience dont il s’efforçait pourtant de faire entendre la voix. Leurs relations, baroques, étaient établies sur une curieuse règle de politesse. L’astrologue – il était aussi alchimiste et bien d’autres choses encore ! – n’ayant jamais réussi à se débarrasser du tutoiement égalitaire cher aux Florentins en usait avec elle, mais sans oublier de lui donner son titre, et quand il parlait de lui-même c’était à la troisième personne.
— En outre, conclut-il, les gens d’ici sont habitués à Basilio. Ils ne le craignent pas, au contraire, et quand ils ont besoin de secours…
— Et moi, soupira Marie, je passe après ces gens-là. Eux, ils vous ont sous la main tandis que je dois faire des lieues de chemin pour avoir votre aide, vos conseils !
Basilio renifla :
— Mes conseils ? Il me semble que tu ne les suis guère, Madame la Duchesse. Basilio t’avait formellement recommandé d’éviter de salir tes mains dans le sang d’un homme ?
— Je refuse cette accusation ! Ce malheureux n’a eu besoin de personne pour tisser son propre destin en voulant jouer double, et même triple jeu, en essayant de plaire à tout le monde, de tout gagner sans rien donner en échange… Dieu ait son âme, mais ce n’était qu’un étourneau ! Mille tonnerres, Basilio ! explosa-t-elle. Je ne pouvais pas deviner qu’il agirait aussi follement !
— C’est toi qui l’as rendu fou. L’as-tu au moins payé ?
Se sentant rougir, Marie se détourna pour s’approcher du feu :
— Non, murmura-t-elle. Il n’a pas été mon amant. Je m’étais seulement promise si… Lui céder eût été tout compromettre.
— C’est ce qui s’appelle avoir le sens des affaires ! soupira le petit homme. Méfie-toi cependant : la haine que tu as soulevée chez ceux qui le pleurent n’est pas encore retombée. Tu as failli en mourir. Elle pourrait refaire surface et se manifester. C’est de cela dont tu viens parler avec Basilio ? Ou, puisque nous parlons affaires, en as-tu une nouvelle sur le feu ?
— Oui, et de grande importance. Il s’agit du sort du royaume…
— Rien que ça ?
— Si vous me laissiez finir ? J’aurais dû dire de celui de la Reine avec lequel il se confond. Il faut un héritier.
La broussaille grise qui tenait lieu de sourcils au Florentin remonta jusqu’au milieu de son front :
— Ce n’est pas nouveau, mais qu’est-ce que le pauvre Basilio y peut ?
— Beaucoup ! Asseyez-vous et écoutez-moi !