Elle en fit tant que, pour la première fois et au lieu de délivrer une de ces petites phrases sèches et meurtrières dont il avait le secret, le Roi montra à sa femme une sorte de douceur compréhensive à laquelle il ne l’avait pas habituée :
— Il y a là de ma faute, Madame ! Je n’aurais jamais dû, vous enceinte, vous demander de venir à Lyon.
Ce soir-là, cependant, il fit mettre le chevet et passa la nuit auprès d’elle : le niveau baissa dans le flacon de Basilio et le lendemain, Louis XIII était presque souriant. Ce fut avec autorité qu’il expliqua au Conseil la nécessité de sa présence à l’armée pour juguler les chamailleries entre les chefs et surtout empêcher les désertions. Les hommes souffraient en effet du typhus – on disait à cette époque la peste – qui sévissait aux frontières. Or, le Roi voulait se rendre à Saint-Jean-de-Maurienne. On se récria qu’il ne devait en aucun cas entrer en Italie, ce à quoi il répondit :
— Si je devais passer tout seul, je passerais outre et l’on ne saurait m’en empêcher.
Le lourd Marillac s’en prit alors au Cardinal qu’il accusa de mener le Roi à sa perte pour assouvir ses ambitions ! Le Conseil se termina dans le tumulte et le Roi repartit pour la frontière où ses troupes avaient grand besoin de lui. À Casal, les choses allaient mal : Toiras était presque à bout de forces et son adversaire Spinola agonisait. C’est alors qu’arriva le jeune Mazarini qui, le 13 décembre, réussit à leur faire signer une trêve, bénéfique pour tout le monde. Cependant la « peste » sévissait toujours en Piémont et à Lyon, la coterie de la Reine Mère, singulièrement augmentée, accusait ouvertement Richelieu de vouloir la mort du Roi en l’obligeant à rester dans un pays aussi infesté. Néanmoins, on obtenait des succès : le duc de La Force venait de battre les Savoyards à plate couture et moissonnait leurs drapeaux.
Inquiet de la situation sanitaire, le Cardinal finit par obtenir de Louis XIII qu’il rentre à Lyon. Il le trouvait fatigué et savait, par ses espions, quel climat régnait dans la grande cité phocéenne. Lui-même le rejoignit peu après.
Il était temps de mettre de l’ordre dans les cancans de cour et d’affronter la cabale en personne, mais le Cardinal n’eut pas le temps de faire grand-chose : le pire arriva d’un seul coup.
Le samedi 21 septembre, au sortir du Conseil qui avait eu lieu chez la Reine Mère à l’abbaye d’Ainay, le Roi fut pris de frissons et d’une sévère migraine qui entraînèrent la fièvre. Il monta en carrosse avec Richelieu puis traversa la Saône dans une barque pour rentrer à l’Archevêché où il se coucha. Il apparut tout de suite que son état était grave. Commença alors l’habituel ballet des saignées, des lavements qui n’arrangeaient rien, au contraire : Louis XIII, s’il n’avait pas le typhus, souffrait d’une sévère dysenterie et c’est juste si, sous les masques des mines de circonstance, la cabale réussit à cacher une joie indécente. Déjà, dans l’entourage des deux Reines, on organisait le nouveau gouvernement. On mariait la veuve à son beau-frère et surtout, on préparait le sort réservé au Cardinal. L’un proposa de l’exiler, l’autre de l’envoyer à la Bastille, un autre de l’exécuter purement et simplement, un quatrième d’expédier quelques Mousquetaires lui casser la tête comme on fit jadis à Concini.
Ce dernier détail, Marie l’apprit par Gabriel de Malleville qu’elle retrouva avec joie de garde à l’Archevêché et, lorsque la garde en question fut terminée, elle le rejoignit et l’entraîna dans les jardins qui bordaient la Saône sans pouvoir s’empêcher de remarquer que la rencontre ne semblait pas lui faire autrement plaisir. Il ne lui laissa d’ailleurs pas le loisir de lui en demander l’explication :
— Madame la Duchesse me fait beaucoup d’honneur de gaspiller auprès du pauvre soldat que je suis un temps qu’elle pourrait employer d’une façon tellement plus agréable !
Le ton était acerbe, l’ironie mordante, et Marie s’insurgea :
— Nous ne nous sommes pas vus depuis des mois et voilà comment vous me recevez ? Mille tonnerres, Malleville, me direz-vous ce que je vous ai fait ?
— À moi ? Rien ! Seulement je m’étonne que vous ne soyez pas à cette heure chez la Reine Mère, à vous réjouir de la mort prochaine de notre grand roi, à préparer le règne de son lamentable frère et à vous y tailler une belle part ! Avez-vous déjà tranché sur le destin proche de Monsieur le Cardinal ? L’exil, la mort ?
— Le Roi étant encore vivant, c’est peut-être un brin prématuré ?
— C’est pourtant ce qui se prépare et vous devriez le savoir mieux que moi ?
— Je ne sais rien du tout, Malleville, sinon que vous êtes un insolent… et que vous me connaissez bien mal !
— Allons donc ! Avant l’affaire de Nantes, n’était-ce pas ce que vous cherchiez à obtenir : enterrer le Roi et nous donner à sa place un pleutre sans honneur et sans parole ? Vous et vos amis, vous allez bientôt triompher sans soupçonner un seul instant les désastres que vous laisserez derrière vous… mais moi je rentrerai chez moi et j’en sais d’autres qui feront de même : servir Gaston, jamais !
Il y avait de la colère dans sa voix, des larmes dans ses yeux. Marie en fut émue et oublia qu’elle allait se mettre en colère :
— Que vous le croyiez ou non, je pense comme vous, Gabriel. Ce débordement indécent alors que le Roi lutte contre la mort me déplaît. Dieu sait que je ne l’aime pas et pas davantage Monsieur le Cardinal mais c’est à ce dernier que je dois mon retour auprès de la Reine et…
— … et vous lui en seriez reconnaissante ? ricana le Mousquetaire.
— Peut-être et peut-être aussi que tous ces gens ligués contre un homme seul tandis que son maître agonise me dégoûtent. Quant à la Reine Mère, Dieu nous garde de nous retrouver sous son gouvernement par le truchement de cet imbécile pompeux de Marillac…
Gabriel ne cacha pas sa surprise :
— Eh bien, voilà du nouveau ! Vous, Madame, sensible à l’isolement d’un homme dont vous avez toujours proclamé que vous le détestiez ? Je n’aurais jamais cru cela possible…
— Moi non plus, admit Marie qui ne comprenait pas elle-même ce qui l’avait poussée à dire cela.
Peut-être parce qu’elle avait soudain envie de retrouver l’estime de l’homme droit et simple qu’était son ancien écuyer. Peut-être aussi parce qu’elle détestait Marillac, qu’elle supportait de plus en plus difficilement l’affreux caractère de la Médicis, son arrogance à la limite de la stupidité et que, si elle avait pris jusque-là un plaisir légèrement pervers à s’opposer à ses attaques, il lui était tout simplement pénible de voir sa reine tomber sans autre réflexion dans les bras de cette mégère dont elle n’avait connu que de mauvais procédés.
À cet instant, une longue silhouette rouge s’inscrivit au bout de l’allée d’ormes qui longeait la rivière. Elle allait à pas lents, un livre à la main qui pouvait être un bréviaire mais qu’on ne lisait pas. À mesure que le Cardinal approchait, Marie distinguait mieux son visage qui lui parut changé, creusé de rides profondes que l’âge n’expliquait pas. Il était pâle aussi, avec sous les yeux le cerne dénonçant le manque de sommeil, mais le maintien restait fier, l’échine droite. Cet homme avait pleinement conscience du danger qu’il courait. Sa vie était suspendue à cet autre souffle en train de s’éteindre à l’étage du palais, pourtant Marie eut la curieuse sensation que vivre ou mourir ne constituait pas son principal souci. Comme s’il lisait dans sa pensée, Malleville traduisit :
— Demain peut-être il ne sera plus rien et son œuvre sera jetée bas…