Le 2 septembre, à Portsmouth, John Felton, un officier poussé à bout par la misère et les injustices, assassinait le duc de Buckingham d’un coup de poignard en plein cœur…
Près de trois mois s’étaient écoulés depuis que Marie avait appris l’affreuse nouvelle de la bouche de Charles de Lorraine, mais le temps n’atténuait pas encore l’impression horrible qu’elle avait ressentie : c’était aussi déchirant que si elle avait perdu un frère follement admiré. Son amour pour Holland l’avait gardée de s’éprendre de lui mais à la souffrance qu’elle éprouva elle se rendit compte qu’elle aimait peut-être « Steenie » plus qu’elle ne le croyait… À peine Charles avait-il achevé son faire-part sans nuances qu’elle était tombée évanouie à ses pieds. Ce qui avait fort étonné le duc sans pour autant le bouleverser : les femmes pouvaient se montrer tellement imprévisibles ! Il avait appelé, on avait secouru la duchesse et, non sans peine et après plusieurs saignées, elle avait repris connaissance. Mais, dès lors, la donne avait changé : « Steenie » était la pièce maîtresse du dangereux jeu d’échecs qu’elle avait entamé contre Louis XIII et Richelieu. Il n’était pas difficile de deviner ce qui allait se passer : Buckingham mort, l’expédition anglaise ne reprendrait jamais l’île de Ré et les princes conjurés qui, tous, attendaient ce succès de l’Angleterre pour lancer leurs troupes sur la France, ne bougeraient plus… Surtout si La Rochelle affamée faisait sa soumission ! Le 1er novembre, c’était chose acquise. La ténacité de Richelieu l’emportait sur toute la ligne et le grand vainqueur c’était lui !
Jamais Marie ne l’avait autant haï. Il lui avait tout pris : son avenir, son espoir de revanche et jusqu’à son dernier amant ! Walter Montaigu, au moment où le couteau de Felton abattait Buckingham, était déjà emprisonné à la Bastille !
Trop sûr de lui, le diplomate anglais ne s’était pas méfié du réseau d’agents que le Cardinal tissait sur le royaume : deux Basques le suivaient à la trace à travers l’Europe et un soir, où justement il s’apprêtait à rejoindre Marie à Bar-le-Duc, ceux-ci avaient alerté M. de Bourbonne qui commandait le dernier poste avant la frontière lorraine. Celui-ci avec une poignée d’hommes franchit ladite frontière – le duché de Bar il est vrai était encore feudataire du roi de France – juste ce qu’il fallait pour s’emparer de Montaigu » de son valet et de sa valise bourrée de papiers dont nul ne savait au juste ce qu’ils contenaient mais que l’on pouvait supposer compromettants pour une foule de gens : les princes coalisés sans doute, Madame de Chevreuse à coup sûr et la Reine probablement…
Pendant des jours et des jours, des courriers sillonnèrent les routes. Le duc de Lorraine protestait contre la violation de son territoire par Bourbonne. Lui et le roi d’Angleterre réclamaient la libération de Montaigu dont les papiers par extraordinaire ne comportaient rien qui pût compromettre la Reine. L’un comme l’autre demandaient avec insistance le retour de Madame de Chevreuse, leur « amie très chère ». La Reine aussi soupirait après elle et enfin, le duc Claude pria qu’on voulût bien la lui rendre. Ce fut lui qui l’emporta. Durant l’absence prolongée de sa femme, il n’avait cessé de servir loyalement le Roi qui l’en avait récompensé en le nommant Premier Gentilhomme de la Chambre et Pair de France. Après mûre réflexion, Richelieu finit non seulement par accepter ce retour mais encore par le conseiller :
— Mieux vaut avoir la Duchesse en France où il sera facile de la surveiller, ce qui n’est pas le cas chez le duc de Lorraine dont elle fait ce qu’elle veut !
Louis XIII avait froncé le sourcil :
— Vous ne pensez quand même pas l’inclure dans les clauses du traité de paix comme veut le faire Charles d’Angleterre ?
— Ce serait lui faire trop d’honneur ! Puisque le traité sera signé au printemps, faisons-la rentrer avant la fin de l’année mais, naturellement, il ne peut être question qu’elle revienne à la Cour. Elle devra gagner Dampierre discrètement, y retourner sans éclats et s’y tenir tranquille. Proposons-lui cela !
— Elle acceptera ce que l’on voudra pour revenir en France, fit le Roi avec un haussement d’épaules. Elle promettra ! Mais quant à se tenir tranquille… Cette femme a l’intrigue dans le sang !
— Nous le savons l’un et l’autre, Sire, mais encore une fois elle sera plus facile à contrôler ici. En outre il se peut que la famille du défunt Chalais n’ait pas encore renoncé à le venger. Même Chevreuse devra se tenir sur ses gardes et agir comme nous l’entendons… si elle veut être protégée ! Il faudra l’en faire souvenir…
— Qu’il en soit donc ainsi que vous le voulez ! conclut Louis XIII avec un soupir.
Ainsi réglé, Madame de Chevreuse reprit le chemin de Dampierre, ramenant avec elle l’un de ces souvenirs de voyage dont elle semblait avoir le secret : quelques mois plus tôt, elle avait mis au monde une nouvelle petite fille, Charlotte-Marie, dont Chevreuse allait être obligé d’endosser la paternité et dont le duc Charles était parrain, sans qu’aucun d’entre eux pût démêler avec certitude de qui elle pouvait être l’enfant. Trois candidats étaient en lice en effet : le Prince lorrain, Claude lui-même qui avait naturellement pu l’engendrer lors de son voyage à Nancy, et enfin Lord Montaigu. Marie étant elle-même incapable de se prononcer et la petite ne ressemblant qu’à elle seule – une chance pour elle ! – le mystère restait entier.
Bien que l’on fût au 20 décembre lorsqu’on approcha de Dampierre, le temps sec et frais était agréable pour la saison et changeait des rafales glacées que l’on avait essuyées en quittant Bar-le-Duc. Grâce à Dieu, celles-ci abandonnèrent la partie quand on fut à Vitry-le-François et le carrosse de voyage à six chevaux, lourdement chargé, put poursuivre son long parcours d’environ soixante-quinze lieues dans des conditions plus acceptables, les routes séchées n’étant plus réduites à l’état de fondrières boueuses auxquelles il fallait parfois arracher les roues au moyen de planches ou de paille quand il ne s’agissait pas de mettre pied à terre dans les côtes pour alléger le véhicule. La Duchesse en effet rentrait sans faste et sans tapage ainsi qu’il le lui avait été prescrit.
Aussi l’intérieur de la voiture dont le toit et les ressorts arrière étaient encombrés de bagages ressemblait-il un peu à une roulotte de bohémiens. Là où Marie, à son arrivée en Lorraine, régnait seule avec Anna, sa camériste bretonne, elle partageait à présent l’espace avec Simplicie, la nourrice de Charlotte-Marie, berçant à longueur d’étapes le bébé qui, heureusement, montrait un flegme tout britannique, ne se faisant entendre que dans les moments d’urgence extrême. Quand elle ne dormait pas, Charlotte souriait béatement, montrait un si bon caractère que Marie, peu maternelle cependant, prenait plaisir à la prendre de temps en temps dans ses bras pour l’entendre rire et gazouiller. Il y avait aussi une petite cousine pauvre, Herminie de Lénoncourt, issue de la famille maternelle de Marie, qui, à seize ans, avait déjà réussi l’exploit de se faire chasser de trois couvents pour dissipation chronique. Quand elle ne versait pas de l’encre dans les bénitiers, la jeune Herminie volait des confitures dans les réserves, prenait un malin plaisir à chanter faux durant les offices et cachait des grenouilles dans les lits des religieuses. Entre autres inventions mirobolantes qu’aucune punition, aucun séjour à la cave ou dans les placards terriblement noirs, aucune « discipline » n’avait réussi à décourager… Ne sachant plus qu’en faire, sa mère Madeleine de Lénoncourt, veuve et chargée de famille, avait supplié sa cousine Marie d’essayer de la transformer en une suivante à peu près convenable pour elle-même ou pour ses filles. Dans une atmosphère plus amusante que celle des maisons religieuses qu’Herminie abhorrait, il serait peut-être possible d’en tirer quelque chose. Et Marie avait accepté. D’abord parce qu’elle avait de l’amitié pour Madeleine, la créature la plus douce et la plus désarmée qui fût au monde. Ensuite parce que l’œil frondeur – noisette et pétillant ! – de la gamine, son franc-parler et sa redoutable franchise lui plaisaient et même l’amusaient. Enfin parce que Herminie ne rappelait en rien Elen du Latz, son ancienne fille d’honneur qui s’était follement éprise de Holland et, après la mort du pauvre Chalais, avait choisi justement de se retirer dans un couvent nantais. Elen était assez belle pour être une rivale, ce qui ne risquait pas d’arriver avec Herminie, sa grande bouche, ses innombrables taches de rousseur et son nez retroussé. Plutôt ronde – son amour des sucreries y était sans doute pour quelque chose –, elle n’en portait pas moins avec une désinvolture proche de l’élégance les vêtements de tissus solides qui avaient habillé ses deux sœurs aînées avant elle. Sa nouvelle maîtresse en augurait que, convenablement vêtue, la jouvencelle serait tout à fait présentable dans son nouveau rôle. Par chance, elle était propre et soigneuse. En outre elle savait se taire, contrairement à l’une de ses sœurs qui était un véritable torrent de paroles, et c’était une qualité que Marie appréciait. Ainsi, pendant la durée du voyage, Herminie avait beaucoup regardé par la portière, passionnée par ce qu’elle découvrait de nouveautés et par les moindres incidents. Elle s’intéressait aussi à Charlotte qu’elle prenait souvent quand la nourrice faisait un somme. Elle devenait bavarde alors, entretenant avec le bébé des dialogues chuchotés dans cette langue incompréhensible qui est celle des tout-petits et qu’elle semblait posséder à fond.