Marie emménagea donc avec une certaine sérénité. Les ponts n’étaient pas coupés avec Anne d’Autriche, bien au contraire. Avant de quitter Paris, elle s’était entretenue longuement avec la Reine sous le prétexte de lui faire ses adieux. On avait mis au point les détails de la correspondance que l’on allait entreprendre non seulement entre Couzières et Paris mais aussi avec Bruxelles, Londres, Nancy et Madrid, grâce à un réseau de complaisances savamment agencé. Ainsi, un dénommé Plainville ferait la navette entre la Reine et la Duchesse, le courrier de Londres dont Lord Montaigu réapparu serait la cheville ouvrière passerait simplement par la valise diplomatique, celui avec l’Espagne et les Pays-Bas par le Val-de-Grâce où la Mère de Saint-Etienne était entièrement dévouée. Par ce truchement on aurait les nouvelles souhaitées de la Reine Mère et de Madame du Fargis devenue l’agent le plus actif auprès du Cardinal-Infant, frère d’Anne d’Autriche, qui avait remplacé l’infante Isabelle-Claire-Eugénie. La Porte était chargé de l’intendance : c’était lui qui conservait les encres sympathiques et le courrier que l’on ne brûlait pas.
Cette dernière conférence s’était tenue à trois et non à deux. En effet, Marie de Hautefort s’engageait à remplacer en toutes choses Madame de Chevreuse auprès de la Reine et cela, sans qu’il s’en doutât, avec la bénédiction de Louis XIII. De plus en plus amoureux de la jeune fille, il venait de lui conférer le titre de dame d’atour, en remplacement de Madame de La Flotte sa grand-mère atteinte par la maladie. Et pour bien montrer le cas qu’il faisait d’elle, il avait assorti cette nomination de l’obligation de l’appeler désormais « Madame de Hautefort » et non plus « Mademoiselle ».
Curieusement, le Cardinal avait souhaité, lui aussi, faire ses adieux à celle qui continuait à le fasciner. Pourtant, conserver sur ses sentiments envers lui la moindre illusion était faire preuve d’une incroyable faiblesse chez un homme si fort : dans les lettres de Marie saisies chez Châteauneuf, n’en avait-on pas trouvé une dans laquelle la jeune femme le traitait de « cul pourri », ce qui pouvait difficilement passer pour un terme d’amour ? Mais tel était le pouvoir de séduction de celle qu’en lui-même Richelieu appelait l’Enchanteresse…
L’entrevue n’eut cependant pas lieu. Le Roi, blindé depuis longtemps contre les charmes de la « Chevrette », en avait dissuadé son Ministre sans toutefois la lui défendre : « Vous me demandez si vous verrez Madame de Chevreuse ?… Je sais que sa visite ne peut vous être utile et vous savez bien qu’elle ne me sera pas agréable. Après cela, faites ce que vous voudrez et soyez assuré que je vous serai toujours le meilleur maître qui ait jamais été au monde… » Richelieu s’inclina en pensant que Louis avait sans doute raison, que ce serait mieux ainsi…
Et Richelieu n’avait pas revu Marie. Il le regrettait un peu, même au point de vue politique. Au cours de leurs entrevues, il arrivait à la Duchesse de laisser échapper de menues informations qui s’avéraient parfois utiles. Certes, il avait chez la Reine son espionne appointée Mademoiselle de Chémerault, mais la belle Hautefort l’avait vite devinée et montait une garde vigilante contre laquelle le Cardinal ne pouvait rien : le Roi était chaque jour plus épris de cette éclatante beauté que la Cour, unanime, avait surnommée l’Aurore et qui ne daignait pas cacher qu’elle le détestait. Oui, en dépit de ses manigances, Madame de Chevreuse lui manquerait…
Celle-ci s’apprêtait, faute de mieux, à goûter les charmes de l’été en Touraine et réorganisait sa maison. Avant de quitter Paris, elle avait envoyé un courrier à Basilio, lui demandant de convaincre Gabriel de Malleville de la rejoindre mais le Florentin lui avait fait savoir, par retour du messager, que son compagnon de solitude avait disparu :
« Il ne supportait plus de rester là à ne rien faire que jouer aux échecs avec Basilio. Il a refusé tous ses sages conseils et même de lui donner les éléments pour tirer son horoscope, prétendant qu’il préférait ne rien savoir. Ce qui est d’un petit esprit ! Toujours est-il qu’un beau matin il a disparu en emportant quelques provisions pour la route et le meilleur cheval des écuries. Et comme personne ne l’a vu passer, ce qui est normal lorsque l’on voyage de nuit, Basilio ne peut même pas te dire, Madame la Duchesse, de quel côté. Basilio cependant prie pour lui. À défaut d’une intelligence éclairée c’est un brave garçon… »
Le reçu de cette missive plongea Marie dans la perplexité et Herminie dans une agitation des plus révélatrice :
— Pourquoi avoir fait cela ? s’écria la jeune fille au bord des larmes. Il devrait savoir que les espions du Cardinal sont partout et que quitter son refuge l’expose à de graves dangers ! Où a-t-il bien pu aller ?
— Nous n’avons aucun moyen de le savoir, soupira la Duchesse. Peut-être est-il rentré tout simplement chez lui, en Normandie…
— Ce serait le meilleur moyen de retomber entre les mains des agents du Roi : on a dû saisir ses biens, ses terres…
— Il n’a pas été jugé. On peut ne lui avoir rien pris.
— Je sais qu’il ne l’a pas été mais, à présent, il doit l’être et sa fuite a aggravé son cas. J’ai entendu dire que le Cardinal usait des services d’un homme effrayant, rusé et impitoyable, qu’il charge de ses basses besognes. Il s’appelle Laffemas et il aurait déjà noyé dans le sang deux révoltes paysannes. Si Gabriel tombe entre ses mains…
Marie eut un rire léger et fit asseoir Herminie auprès d’elle.
— Si tu me disais que tu l’aimes, cela simplifierait les choses ?
— Je ne vois pas en quoi ? fit la petite en baissant le nez. D’ailleurs, il se soucie de moi comme d’une guigne !
— Il te l’a dit ?
— Bien sûr que non. Pour le temps que nous avons passé ensemble, il s’est montré d’une grande gentillesse mais il n’est pas aveugle : comment pourrait-il s’intéresser à moi quand vous êtes là ?
Cette fois, le rire de Marie fusa :
— Ne va pas t’imaginer que je suis pour toi une rivale. Ton chevalier ne m’a jamais considérée comme une femme. Je suis pour lui un animal étrange, une curiosité méritant sans doute attention parce que imprévisible et sans cesse à la recherche d’un mauvais coup. Il devait me protéger, il l’a fait et, durant le temps que nous avons passé ensemble, je crois qu’il s’est pris pour moi d’une sorte d’affection un rien méprisante et résolument fraternelle. En outre, je ne suis pas le genre de femme qu’il apprécie…
— Et quel genre de femme apprécie-t-il ?
— Dodue, fraîche, bonne vivante, le cheveu blond et la peau claire avec des appas… évidents, pensa tout haut Marie évoquant mentalement la ronde Eglantine, la patronne de La Vigne en Fleur.
— Il… il n’aime pas les rousses ?
— Les ?… Oh ! pourquoi pas ! concéda Marie, s’apercevant que ses descriptions pourraient convenir à Herminie dans quelques années… surtout si elle continuait à manifester le même penchant pour les gâteaux et les confitures… Tu devrais avoir tes chances, ajouta-t-elle gentiment.