— Nous aurions pu aller à cheval !
— Sans doute mais ainsi que vous avez dû le remarquer, il y a un coffre amarré derrière : j’en profite pour porter là-bas des étoffes que l’on m’a livrées hier… Vous n’en êtes pas contrariée, j’espère ?
— Dans ce cas, pourquoi voulez-vous que cela me contrarie ?
Elle prit place sur les coussins de velours brun auprès de son amie. Le cocher fit siffler son fouet, les quatre chevaux s’élancèrent et l’on se dirigea vers le pont qui enjambait la Loire en bavardant de choses et d’autres. Et l’on roula de la sorte pendant une demi-heure environ. Absorbée par la conversation toujours pétillante de Françoise, Marie ne s’intéressait en rien au chemin. Soudain, après plusieurs cahots qui secouèrent la voiture, elle s’arrêta :
— Sommes-nous déjà arrivées ? demanda Marie en se tournant vers la portière, ce qui lui permit de voir que l’on était au milieu d’un bois. Mais elle n’eut pas le temps de s’en étonner :
— Provisoirement ! fit Madame de Mareuil d’une voix changée. Voulez-vous descendre, s’il vous plaît ?
Stupéfaite, Marie vit alors qu’elle braquait sur elle un pistolet et que le charmant visage d’il y a un instant s’était durci :
— Allons, vite !
En même temps, la portière s’ouvrait et deux hommes s’emparaient de Marie qu’ils tirèrent brutalement au-dehors en dépit de la défense qu’elle fournit d’instinct et de ses protestations. En peu de secondes, elle fut ligotée et bâillonnée. Ils étaient quatre à présent autour d’elle que l’on avait jetée à terre et ils formaient au-dessus d’elle comme une muraille menaçante qu’elle regarda avec effroi. Puis deux d’entre eux la saisirent, l’un par les épaules l’autre par les pieds, et allèrent la déposer sans douceur excessive dans un chariot de charbonnier qui attendait sous les arbres. L’opération s’était déroulée sans que quiconque profère la moindre parole. La Présidente, cependant, remontait dans sa voiture. Marie l’entendit recommander à ses sbires de faire bonne garde en ajoutant qu’elle les rejoindrait à la nuit tombée… Et ce fut seulement après que le carrosse se fut éloigné que son chariot se mit en marche.
Il roula lourdement pendant des minutes qui parurent un siècle à la prisonnière qui maintenant ne pouvait plus rien voir. On avait jeté sur elle quelques-uns de ces sacs de toile dont on se servait pour transporter le charbon. Pendant le trajet, elle s’efforça de mettre de l’ordre dans ses pensées, de comprendre ce qui lui arrivait : pourquoi donc cette femme qui avait su si bien se frayer un chemin dans son amitié cependant difficile à gagner, cette femme dont le nom était venu jusqu’à elle dans ce naguère qui lui semblait à présent si lointain, cette femme à qui elle n’avait jamais nui venait-elle s’en prendre à elle avec une telle haine ? Quelle rancune entendait-elle lui faire payer ?
On s’arrêta enfin devant une cabane faite de rondins et de terre battue qui devait être celle d’un charbonnier puisque, non loin de là, au bord d’une petite rivière, s’élevait la « meule » conique servant à la lente combustion du bois. On sortit Marie de son chariot pour la transporter à l’intérieur de la cahute et elle eut le temps de voir au dessus de sa tête les branches vertes qui se détachaient sur un beau ciel bleu où des oiseaux chantaient. On était en train de la retrancher de ce paradis pour l’enfoncer dans les ténèbres de l’angoisse.
L’endroit était fort succinctement meublé : une table, un escabeau grossiers, une paillasse nantie d’une couverture sur laquelle on ne lui fit même pas l’honneur de l’étendre : on la déposa à même le sol en terre battue, adossée à une paroi de façon qu’elle pût contempler un dernier meuble, le plus étrange et le plus effrayant qui fût : un gros billot sur lequel était posée une doloire de tonnelier…
Terrifiée, Marie sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Son regard dilaté chercha celui de ses gardiens, des hommes de mauvaise mine comme on en trouve dans les bas-fonds des villes. À son interrogation muette, ils répondirent en ricanant. L’un d’eux cependant lui jeta :
— Eh oui, la belle, c’est pour toi ! Une surprise qu’on t’a réservée…
Il s’empara de l’outil sur le tronçon de bois et le lui mit sous le nez tout en passant son doigt sur le fil :
— Tu vois, on a oublié de l’affûter alors ça va durer un moment pour séparer ta jolie tête de ton corps…
— Tais-toi donc ! grogna l’autre. On t’a pas chargé de lui faire un discours. La patronne veut qu’on se taise ! Vaut mieux lui obéir…
Le comparse renonça avec un haussement d’épaules, reposa la lame à sa place et voulut sortir. De nouveau son compagnon s’interposa :
— On doit rester là tous les deux à la surveiller. Les autres suffisent pour garder les abords. Ce sont les ordres, sacredieu ! Si tu n’obéis pas, je t’abats, ajouta-t-il en tirant un pistolet de sa ceinture.
Grognant comme un chien hargneux, le personnage alla s’asseoir sur l’escabeau juste en face de Marie qu’il se mit à détailler sans plus rien dire. Au bout d’un moment, cependant, il se leva, vint s’accroupir près d’elle et prit ses seins dans ses mains :
— Dis donc ! C’est un friand morceau !… Ça me tenterait d’y goûter. Toi aussi peut-être ? On devrait avoir le temps !
Ses doigts malaxaient brutalement la gorge de Marie qui poussa un cri de douleur étouffé par le bâillon. C’était bien la première fois que le contact d’un homme lui donnait envie de vomir. L’autre, d’ailleurs, obligeait son acolyte à lâcher prise avec un soupir excédé :
— Vas-tu te tenir tranquille ? On n’a pas le droit d’y toucher, tu devrais le savoir !
— Ouais, je sais… mais c’est du gâchis ! Elle sent bon et sa peau est douce comme du satin ! J’ai sacrément envie d’elle ! ajouta-t-il avec une grimace.
— Pense à autre chose ! Quand la patronne reviendra, elle sera peut-être d’accord pour nous la laisser un moment avant de la trucider. Il paraît que c’est une chaude garce et j’avoue que moi aussi…
L’assaillant de Marie retourna s’asseoir et la jeune femme ferma les yeux pour au moins ne plus voir ces faces congestionnées qui lui faisaient horreur… et qu’elle eût été cependant d’accord pour satisfaire s’il y avait eu la moindre chance d’en obtenir sa fuite, mais elle ne pouvait même pas articuler une parole. En outre, une peur affreuse s’était emparée d’elle à la vue de l’appareil du supplice qu’on lui réservait, tellement semblable à celui qui avait fait périr Chalais qu’il était à présent impossible de douter d’où venait le coup. Aucune attaque contre elle ne s’étant produite depuis longtemps en dépit des menaces reçues, elle avait fini par n’y plus penser. Ignorant à qui elle avait affaire au juste, elle en était venue à croire qu’un événement inattendu avait détourné ses ennemis de leurs desseins : duel, guerre ou Dieu sait quoi, la mort, à cette époque-là, n’étant jamais bien loin…
Le temps qui coula lui parut interminable, même si elle souhaitait follement qu’il retînt sa course. Les ombres devinrent plus denses dans la cabane. Enfin, le pas d’un cheval se fit entendre et ses gardiens, qui s’étaient trouvé une distraction en jouant aux dés, se levèrent quand la porte s’ouvrit sous la main de la Présidente. Elle était suivie d’un homme dont le manteau noir recouvrait un justaucorps de cuir rouge assorti à la cagoule qui emprisonnait sa grosse tête : un bourreau !