— Toute couronne a son prix, lui répondit Isabelle. Et le Roi est un époux merveilleux. Il fait construire pour moi un palais plus aimable que celui-ci[20]. La vie y sera pleine de charme. Vous verrez !
Mais justement Marie n’avait aucune envie de voir. En mars 1638, la nouvelle arriva comme un éclair dans les ténèbres. Anne d’Autriche était enceinte de trois mois et, cette fois, tout donnait à penser qu’elle mènerait sa grossesse à son terme. La décision de Marie fut prise aussitôt : elle devait quitter l’Espagne au plus vite afin de ne pas aggraver sa position et rester à l’écart de la grande espérance des Français. Elle demanda et obtint – sans peine – son congé, annonçant son désir de gagner l’Angleterre.
Philippe IV fut parfait : il lui donna toutes les facilités nécessaires à son voyage et chargea même l’un de ses gentilshommes, don Domingo de Gonsalvo, de l’accompagner jusqu’à Londres.
Et, par un gris matin d’avril, Marie, son mentor et l’inaltérable Peran s’embarquaient à Santander, Accueillie avec émerveillement par le capitaine du gros trois-mâts marchand qui ne put moins faire que lui offrir sa propre chambre à la poupe du navire, c’est du pont que Marie regarda fondre dans les brumes de soleil les côtes de cette Espagne en qui elle avait mis sans doute trop d’espérances.
Le dimanche 25 avril, elle débarquait à Portsmouth après une traversée éprouvante par un temps affreux. Elle eut la joie de trouver sur le quai le cher Walter Montaigu venu l’attendre en compagnie de Lord Goring, l’un des proches du Roi, avec mission de l’accompagner à Londres. À les revoir Marie se sentit revivre : dans ce pays, elle n’avait que des amis… et même davantage. Derrière les visages aimables de ces deux hommes elle croyait déjà apercevoir l’inoubliable, l’inoublié Henry Holland !… La seule pensée de fouler le même sol que lui, de respirer le même air chargé de pluie lui mettait des frissons dans le dos et des fourmis au bout des doigts.
On la conduisit à Greenwich où la Reine l’attendait dans la demeure neuve dont sa belle-mère avait commencé la construction en place du vieux palais de Placentia et que l’architecte Inigo Jones venait d’achever l’année précédente. C’était une vaste maison blanche ouvrant par de larges fenêtres sur les jardins étendus jusqu’à la Tamise. En dépit du mauvais temps, l’endroit ne manquait pas d’un certain charme maritime : de beaux vaisseaux y jetaient l’ancre et, en y arrivant, Montaigu apprit à Marie que le roi Charles aimait venir respirer l’odeur de goudron et de bois, infiniment plus agréable que les puanteurs de la City.
Henriette-Marie accueillit avec un plaisir évident cette amie d’autrefois qui l’avait connue enfant, s’était trouvée mêlée aux tractations de son mariage et l’avait conduite jusqu’à son époux puis était restée auprès d’elle les premières semaines si difficiles. Marie aussi était heureuse de la revoir, surtout en d’aussi bonnes dispositions pour elle, mais eut peine à cacher sa surprise : en treize ans, Henriette-Marie avait beaucoup changé à son avantage. La frêle – quasi osseuse ! – adolescente n’avait qu’à peine grandi mais s’était étoffée. De charmantes rondeurs, un teint éblouissant offrant un ravissant contraste avec d’immenses yeux noirs, des lèvres bien pleines dissimulant joliment des dents légèrement saillantes, elle était devenue une vraie beauté, partageant désormais avec son mari un amour sans faille conforté par la naissance de quatre enfants : deux fils et deux filles. Marie nota aussi qu’elle s’habillait avec une élégance raffinée : en bleu et or le plus souvent avec des touches de rouge qui lui seyaient à ravir.
Le couple royal ne se séparant pas volontiers, Marie vit le Roi le soir même et le trouva lui aussi à son avantage, dans tout l’épanouissement de sa vigueur naturelle. N’ayant jamais été malade, sauf d’une petite vérole au cours de laquelle sa femme l’avait veillé constamment et qui n’avait pas laissé de traces, sa santé était excellente au contraire de celle de son cousin. Et s’il lui ressemblait un peu par la gravité qui était l’expression habituelle de son visage, il lui arrivait de montrer une grâce et un charme dont Louis XIII était plutôt dépourvu. Il reçut Madame de Chevreuse comme une amie très chère et l’assura de son entier soutien dans la période difficile qu’elle vivait. Puis, la laissant à son installation, lui et Henriette-Marie repartirent pour le palais de Westminster où des affaires importantes attendaient le Roi.
Le premier soin de la Duchesse fut de se précipiter sur son écritoire. N’étant plus en pays ennemi, elle allait peut-être recevoir des réponses ? Sa première lettre fut pour Anne d’Autriche :
« … Les soupçons injustes que l’on a donnés de moi m’ont nui et contrainte à passer en Espagne où le respect de Sa Majesté m’a fait recevoir et traiter mieux que je ne le méritais. Mais celui [le respect] m’a fait taire jusqu’à ce que je fusse en ce royaume lequel étant en bonne intelligence avec la France ne me donne pas sujet d’appréhender que vous ne trouviez bon de recevoir les lettres qui en viennent. Il m’a fallu priver de la consolation de soulager mes maux en les disant à Votre Majesté jusqu’à cette heure que je puis me plaindre à elle de ma mauvaise fortune espérant que sa protection me garantira de la colère du Roi et des mauvaises grâces de Monsieur le Cardinal… »
En conclusion, elle se plaignait de manquer d’argent, ne touchant plus depuis son départ les revenus des biens que le procès gagné contre son époux lui avait rendus…
La deuxième lettre fut pour son mari à qui, bien sûr, elle réclamait des subsides. Et la troisième pour Herminie qu’elle invitait à venir la rejoindre avec Anna. Tous ces mois sans ses deux fidèles « lui étaient apparus comme une éternité ». Et elle entendait briller à la cour d’Angleterre, ainsi d’ailleurs qu’on l’y invitait.
Cela fait, elle convoqua tailleurs, modistes, lingères, chausseurs et ainsi de suite afin de retrouver le lustre convenant à sa beauté. La mode espagnole ne l’ayant guère inspirée, elle n’y avait fait que les emprunts juste nécessaires pour paraître convenablement à la Cour. Ses joyaux qu’elle avait su conserver faisaient le reste, mais en Angleterre il en allait autrement : la Cour était brillante, élégante, voire fastueuse et même débridée. Or elle entendait y jouer un rôle important…
Au lendemain de son arrivée, elle vit Henry Holland.
Il apparut au cercle de la Reine, dans l’après-midi, menant par la main avec désinvolture une très jolie femme qui le couvait d’un regard ardent et dont il ne s’occupa plus après qu’ils eurent ensemble salué la souveraine. Celle-ci l’attira près d’elle et le fit se courber pour lui parler longuement à l’oreille avec une sorte d’abandon dénotant une grande habitude. L’œil vif – et déjà jaloux ! – de Marie remarqua aussitôt qu’il portait les mêmes couleurs qu’Henriette-Marie : pourpoint de velours bleu brodé d’or avec un nœud de ruban écarlate à la garde de son épée. Lorsque l’aparté, apparemment amusant, prit fin, Holland se laissa glisser sur un coussin aux pieds de la Reine dans une attitude qui pouvait être celle d’un favori reconnu.
Marie n’eut cependant pas le temps de s’étendre sur ses impressions. Elevant la voix, Henriette-Marie disait :
— Vous allez avoir une surprise, Henry ! Une visiteuse nous est arrivée hier venant d’Espagne et j’ai tout lieu de penser que vous serez heureux de la revoir. Approchez, Madame la Duchesse !
Celle-ci, qui s’était tenue en retrait derrière deux dames, rejoignit ce qu’elle n’était pas loin d’appeler le couple. À sa vue, Holland se releva en hâte :
— Madame la duchesse de Chevreuse ici ? Par quel miracle ?