Ce silence absolu, en exaspérant Marie, lui rendit du même coup son ardeur combative. Puisqu’on la rejetait, elle allait rejoindre sans plus hésiter le camp ennemi et tous ces gens qui la méprisaient si ouvertement n’auraient pas trop de leurs yeux pour pleurer :
— La faute de tout cela revient à ce maudit Cardinal qui ne m’a cajolée que pour mieux me tromper. Quant à mon époux…
— Il avait peut-être quelque raison de se plaindre ? hasarda Peran qui détestait en bloc l’Espagne et les Espagnols.
— De quoi ? Mille tonnerres ! Peran, ne vois-tu donc pas qu’il a juré ma perte afin de ne pas payer ce qu’il me doit ? N’importe, ma décision est prise : nous allons à Bruxelles ! N’oublions pas que la guerre fait rage non loin d’ici et qu’on ne nous laisserait pas franchir les lignes…
En effet, le siège d’Arras était commencé quand Peran engagea les chevaux sur la route du Nord. Marie apprendrait plus tard qu’en passant ainsi à l’ennemi, elle tournait le dos à son propre fils : le jeune duc de Luynes, Mestre de camp d’un régiment de cavalerie, combattait glorieusement pour Arras… Mais Marie se souvenait-elle seulement qu’elle avait des enfants ? Elle n’était plus que haine et fureur…
À Bruxelles, ainsi qu’elle l’espérait, elle fut reçue aussitôt par le Gouverneur, don Antonio Sarmiento, avec courtoisie mais une sorte de réticence au premier abord. Le noble hidalgo, sachant qu’elle arrivait, aurait préféré qu’elle allât s’installer à Liège plutôt que dans sa ville. Mais Marie était toujours Marie en dépit de la quarantaine qu’elle était sur le point d’atteindre : éclatante, pulpeuse, charmeuse, elle dégageait ce que nous appellerions un sex-appeal proprement irrésistible et l’Espagnol, conquis, subjugué, se retrouva le plus fidèle soutien de l’enchanteresse… et naturellement son amant : la même horreur du vide habitait toujours la Duchesse.
On se hâta de la loger dans une jolie maison proche de la Grand-Place et on lui donna tous les serviteurs qui convenaient. À peine installée, sa plume infatigable lui fit reprendre contact avec le roi Philippe IV et le duc d’Olivares, son inusable ministre, s’offrant à servir d’intermédiaire entre l’Espagne et certains émigrés de Londres comme son cousin Soubise et La Valette qui promettaient contre de l’or de soulever la Guyenne contre la France. La mort de Madame du Fargis laissait une place à prendre.
Pour ses amis d’Angleterre, l’horizon s’assombrissait : le roi Charles Ier avait été battu à Newbum par les Ecossais révoltés. Aux abois financièrement, le souverain n’allait pas tarder à voir se dresser contre lui un Parlement de moins en moins malléable et travaillé par les questions religieuses qu’agitaient les puritains au milieu desquels on verrait bientôt surgir un certain Oliver Cromwell…
Une autre nouvelle : le 21 septembre, Anne d’Autriche avait donné le jour à un second fils, Philippe, titré duc d’Anjou. La succession au trône était désormais bien assurée. Ce qui ne faisait pas l’affaire des candidats éventuels. Monsieur et son cousin Louis de Bourbon, comte de Soissons…
Celui-ci, réfugié à Sedan depuis trois ans, était en train de rassembler des troupes à la frontière pour envahir la Champagne. Il envoya à Madame de Chevreuse qu’il connaissait de longue date l’un de ses gentilshommes, Alexandre de Campion, beau garçon d’une trentaine d’années et de fière tournure, pour lui demander de s’entremettre avec l’Espagne. La Duchesse se hâta de prévenir Sarmiento et tous deux en appelèrent à Olivares. En même temps, Marie donnait à Campion des lettres pour le duc de Lorraine après une entrevue dont le héros, rien moins que discret, devait se vanter à plusieurs reprises. Ou plutôt vanter les « charmes incomparables » qu’il avait dû, à l’évidence, examiner d’assez près.
Et c’est ainsi qu’au printemps 1641, le comte de Soissons quittait Sedan à la tête d’une armée de trois mille hommes, vite doublée par les Impériaux. Il rencontra, à La Marfée, sur la Meuse, le maréchal de Châtillon… et un instant on put croire qu’allait s’écrouler le bel édifice monté par Richelieu à force de génie. Châtillon se fit battre. Vainqueur, Soissons se mit à parcourir le champ de bataille, comptant les morts et les blessés. On était en juillet : il faisait chaud et le Prince avait soif. Il réclama à boire puis, d’un geste qui lui était familier, il releva la visière de son casque du bout de son pistolet. Le coup partit. Soisson, glissa de son cheval, raide mort ! Accident, ou quelqu’un avait-il su profiter de l’instant ? On ne le sut jamais. Cependant, le danger avait été réel. « Si Monsieur le Comte n’avait été tué il eût été bien reçu de la moitié de Paris », devait soupirer l’un des secrétaires du Cardinal. Pour une fois. Monsieur n’avait pas trempé dans le complot mais pour Marie la mort de Soissons représentait la dernière catastrophe ; trop engagée à présent dans le camp ennemi, elle ne pouvait plus attendre le moindre soupçon d’indulgence du Cardinal. N’avait-elle pas écrit à Olivares pour lui conseiller de redoubler son effort de guerre en lui expliquant que très certainement la maladie qui rongeait le Roi ainsi que son Ministre ne tarderait plus à les abattre et lui livrerait la France au seuil de laquelle la Reine accueillerait ses frères avec joie ?
Cependant, la situation de la Duchesse perdait de son éclat. L’Espagne essoufflée par des années de guerre, contrairement à la France grâce à l’économie sévère du Cardinal, se montrait moins généreuse pour elle qui n’était plus qu’une réfugiée ne disposant guère d’informations. Elle songea un instant à retourner en Angleterre, mais la guerre civile s’annonçait et le Parlement avait exigé que Marie de Médicis quitte le royaume. Avec une poignée de fidèles, elle traversa les Pays-Bas pour se rendre à Cologne, n’ayant plus grand-chose pour vivre. Aucun doute que le même sort eût attendu Marie. Mieux valait rester, attendre…
Sans autres nouvelles que celles qui arrivaient à Sarmiento – elle apprit de la sorte la mort du Cardinal-Infant en novembre, celle du vieux Sully, le grand ministre d’Henri IV, en décembre –, Marie rongeait son frein, d’autant plus que son hidalgo semblait se lasser quelque peu… Un nouvel espoir quand, au début de 1642, elle sut que l’Espagne s’était trouvé un allié de choix dans le jeune, le beau Cinq-Mars, favori de Louis XIII couvert de bienfaits qu’il payait en ingratitude. Avec Monsieur… et l’approbation discrète de la Reine, un nouveau complot se forma pour jeter bas les deux colonnes du royaume de France. Mais Richelieu était parfaitement renseigné. Monsieur comme d’habitude s’en tira en livrant ses complices et le Roi, désolé mais ferme, signa la condamnation à mort de Cinq-Mars et de Thou… Autre nouvelle : Marie de Médicis avait fini par mourir à Cologne, presque dans la misère… Le Roi avait repris Sedan. Les armées françaises étaient au mieux et Marie, inquiète de ce qui se passerait si elles parvenaient à remonter jusqu’à Bruxelles, ne savait plus trop où diriger ses pas. Madrid, avec sa Cour sinistre peuplée de monstres, les bûchers de l’Inquisition et les interminables cérémonies religieuses ? Triste fin pour une coquette avide de liberté ! Elle songea même aux îles d’Amérique où s’implantait la France…
Ce furent des jours très sombres.
Et puis soudain, début décembre, « la » nouvelle si longtemps espérée : épuisé par la maladie, le cardinal de Richelieu s’était éteint, le quatrième jour du mois, dans son beau Palais-Cardinal… à deux pas de la rue Saint-Thomas-du-Louvre.
Sur l’ordre de son Gouverneur, Bruxelles illumina. Il y eut bal, bombance, actions de grâces, comme si ce prince de l’Eglise qui venait de s’éteindre eût été l’Antéchrist. Marie exulta et avec elle ceux que la rigueur tenait hors des frontières. Nul ne doutait que cette mort ne fût le signe du retour de tous les exilés puisque, de l’avis général, le Roi n’était guère qu’un pantin. De toute façon, on savait que l’état de santé de Louis XIII n’était pas plus brillant que celui du défunt. Marie prépara ses bagages, persuadée d’être reçue à bras ouverts, à présent que son « bourreau » n’était plus.