Ce sages conseils firent sourire Marie. Elle seule connaissait la Reine à fond et ne doutait pas qu’elle n’eût qu’à paraître pour renouer les liens d’autrefois…
En attendant, il s’agissait aussi de renouer avec son époux. Elle le retrouva au château de la Versine, sur les bords de l’Oise, où il était venu l’attendre. Cette fois les retrouvailles furent fraîches : il y avait entre eux le contentieux du procès, les affaires d’argent toujours pendantes et une certaine rancune mutuelle. Chevreuse reprochait à sa femme d’avoir quasiment fui devant lui lorsqu’il voulait aller la chercher. Marie digérait mal qu’il l’eût laissée si longtemps sans nouvelles pour plaire à Richelieu. Cependant une procédure de séparation définitive eût été aussi nuisible à l’une qu’à l’autre. Mieux valait reformer le couple, du moins en apparence. Cette nuit-là Marie ferma soigneusement sa porte, mais personne ne vint frapper…
Côte à côte les deux époux rentrèrent rue Saint-Thomas-du-Louvre que Marie retrouva avec joie : elle y avait tant de souvenirs ! En outre, elle y vit accourir vers elle une foule de gens, dont certains lui étaient quasiment inconnus mais qui la confortèrent dans sa conviction qu’elle allait reprendre son influence sur la Reine et la débarrasser du « signore Mazarini » que les Condé, Vendôme, Guise et autres Grandis détestaient déjà tout en le méprisant. Personne ne comprenait que l’ex-Infante ait pu s’enticher de ce faquin ! Le cher Châteauneuf le premier : Marie le revit avec joie tout en constatant qu’il avait « bien vieilli » mais qu’il était encore assez vert pour jouer le rôle qu’elle lui assignait !
Vint enfin le moment tant attendu de se rendre chez la Reine. Ce ne fut pas sans un battement de cœur que Marie gravit le Grand Degré du Louvre et se fit annoncer par un gentilhomme qu’elle ne connaissait pas. Le cher La Porte, tiré de la Bastille, avait rejoint sa province comme Marie de Hautefort. Elle fut reçue comme autrefois dans la chambre de la Régente, sourit en reconnaissant Madame de Senecey, et ne cacha pas sa surprise en identifiant une certaine Madame de Motteville qui n’était autre que cette petite Françoise Bertaut qui, à sept ans, parlait espagnol avec Anne d’Autriche et qui avait été exilée jadis avec sa mère, femme de chambre privilégiée… Enfin, sa révérence étala sa robe de pourpre et d’or aux pieds d’Anne d’Autriche à laquelle son deuil somptueux, éclairé de ses célèbres perles, conférait une majesté accrue. Sa bouche étroite se pinça devant les atours éclatants de son ancienne amie. Alors que Marie les avait choisis comme un rappel des heures joyeuses d’antan, de sa propre vitalité, l’Espagnole les recevait comme un souvenir de ses folies passées. Cependant elle se décida à sourire :
— Vous voici donc, Duchesse ? Il y a longtemps que je n’ai eu le plaisir de vous voir !
— Dix ans, Madame, qui pour moi furent une éternité mais qui semblent n’avoir guère pesé sur Votre Majesté ?
Elle mentait. Anne d’Autriche était devenue différente : elle avait gardé son teint clair, ses mains admirables et ses yeux verts, mais elle s’était alourdie et, dans son attitude un rien hiératique, Marie, stupéfaite et désorientée, crut déceler une vague ressemblance avec Marie de Médicis. Elle eut une envie soudaine de la prendre aux épaules et de la secouer pour faire craquer cette espèce de glaçure qui élevait entre elles deux un obstacle tellement inattendu. Elle avait envie de lui crier :
— Mais enfin, c’est moi, Marie, votre « Chevrette » ! Ne me reconnaissez-vous plus ?…
La Régente reprenait la parole d’un air embarrassé :
— Vous ne doutez pas, j’espère, de la joie qui serait la mienne à vous rendre auprès de moi votre place de jadis mais… nous sommes toujours en guerre et les alliés de la France pourraient concevoir un soupçon si, incontinent après votre retour de Flandre, ils vous savaient à mes côtés. Pour cette raison, mieux vaudrait que, pour un temps au moins, vous vous établissiez à Dampierre. Que vous devez avoir hâte de retrouver, lâcha-t-elle avec un sourire où entrait du soulagement : elle avait dit ce qu’elle devait et c’était une bonne chose de faite.
Marie était trop fine pour ne pas le sentir, trop déçue aussi pour ne pas discuter :
— Votre Majesté ne doute pas de mon obéissance, j’espère, mais je la supplie de considérer que toute l’Europe à ce jour sait les persécutions dont j’ai été l’objet pour l’amour de la Reine et ce serait peut-être faire tort à elle-même si elle m’éloignait si promptement ? J’en appelle à Monsieur le Cardinal, continua-t-elle en opérant une brusque volte-face pour saluer le prélat qu’elle venait de voir entrer.
Il avait bien changé, le petit Monsignore pétillant d’autrefois. Lui aussi avait pris de la majesté dans les bruissantes moires pourpres agréablement parfumées qui accompagnaient ses pas. Son visage était plus plein, mais il n’en avait que plus de charme. Ses beaux cheveux bruns encadraient harmonieusement sa physionomie fine, ornée d’une moustache soyeuse, et ses yeux noirs avaient quelque chose de caressant. On sentait que le sourire lui venait naturellement.
Ainsi pris à partie, il s’en tira en disant qu’il se sentait tout à fait indigne de trancher entre la Reine et sa plus ancienne amie. La Régente ne répondant rien, Marie, retenant des larmes de rage, déclara qu’il était en effet dans ses intentions d’aller revoir ses terres et ses gens mais qu’ensuite, elle reviendrait avec joie servir une souveraine qu’elle n’avait pas cessé d’aimer. Puis elle se retira.
En réalité, les deux femmes ne se reconnaissaient plus. Marie n’arrivait pas à comprendre que l’Espagne eût cessé d’être la préoccupation majeure d’Anne et qu’elle n’était plus la même. Mère du Roi, en charge de la Régence et conseillée désormais par Mazarin, elle avait enfin compris qu’elle appartenait à la France. Surtout, elle voyait Marie avec d’autres yeux, ne trouvant plus en elle les agréments qui la charmaient jadis et qui, donc, avaient perdu leur pouvoir.
Le lendemain, accompagnée de Claude, la Duchesse se rendit à Dampierre qu’elle trouva plus séduisant que jamais, ce qui mit du baume à son cœur ulcéré. En outre, quelques surprises l’y attendaient. D’abord, son unique fils Charles de Luynes et son épouse. À vingt-trois ans, le jeune Duc ressemblait à son père, du moins physiquement : il était grand, beau mais, à la surprise de sa mère, manquait de la séduction dont Luynes avait fait sa meilleure arme. Sa physionomie était grave et il souriait rarement. Marie découvrit avec stupeur qu’il était pieux, et même dévot et que s’il avait élu domicile à Dampierre avec l’agrément de son beau-père alors que les châteaux de Luynes ou de Lésigny eussent été plus naturels, cela tenait à la proximité de l’abbaye de Port-Royal-des-Champs où les Solitaires étaient revenus[22]. Attiré par leur doctrine, le fils de Marie s’y rendait aussi souvent que possible.
Du même coup, la Duchesse fit connaissance de sa femme, Louise, fille du chancelier Séguier. Elle était relativement jolie encore que dans le genre insignifiant, mais aussi bigote que son mari : elle ne prit guère la peine de dissimuler l’espèce de répulsion que lui inspirait une belle-mère sulfureuse. Celle-ci s’en plaignit à son époux :
— Vais-je vraiment devoir vivre avec ces diseurs de patenôtres ? Mille tonnerres, mon ami, ils ne manquent pas de demeures où exercer leurs talents ! Que font-ils chez nous ?
Un peu embarrassé, Chevreuse, qui d’ailleurs avait de l’affection pour son beau-fils, expliqua que pour remettre un peu à flots ses finances toujours embrouillées, il lui avait vendu sa charge de Grand Fauconnier dont, avec un roi d’à peine cinq ans, il n’avait plus l’usage.