— Pourquoi le tuerait-on ? Il haïssait le Roi…
— Certes… et je peux vous apprendre qu’un temps, il a été l’amant de la Reine. C’est elle qui le protégeait mais à jouer sur tous les tableaux, il arrive qu’on se perde. Henriette-Marie réfugiée en France, il a donné des gages à la révolution pour sauver ses biens sans pour autant rompre avec les tenants de Charles Ier au cas où…
— … où la roue de la Fortune se serait décidée en sa faveur ?
— C’est de cela qu’il va mourir… sous vos yeux, à deux pas de vous…
— Non ! décida Marie. Je refuse… et je m’en vais immédiatement…
— Il n’en est pas question !
Plus rapide qu’elle, Elen s’était jetée en avant et barrait la porte de son corps. En même temps, un pistolet fit son apparitions dans sa main.
— Vous resterez… ou je vous tue ! Et ne comptez pas sur l’assistance du brave Peran qu’on a dû enfermer comme je l’avais ordonné. Ni de Higgins. Celui-là m’appartient… Allez vous asseoir et ne bougez plus !
Marie s’exécuta, sentant à l’expression d’Elen qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Celle-ci, sans cesser de la menacer de son arme, prit place en face d’elle. Sur la table entre elles, il y avait un pot de bière, du pain et des harengs fumés.
— Mangez et buvez ! Il va vous falloir prendre des forces. Nous allons finir la nuit ainsi et je ne tiens pas à ce que vous perdiez connaissance !
La Duchesse mangea un peu de pain et but quelques gorgées de bière bien qu’elle ne l’aimât pas. Laissant sa tête aller contre le dossier du siège, elle ferma les yeux pour donner l’impression de dormir, pensant que son exemple serait suivi et qu’elle pourrait profiter d’un instant d’inattention. Mais elle comptait sans sa fatigue et elle sombra dans le sommeil…
Quand Elen l’éveilla en la secouant, il faisait grand jour et des bruits de foule montaient de la place.
— On dirait que vous avez bien dormi ! Je croyais que c’était l’apanage des consciences pures ? Venez, à présent ! Il est temps de nous approcher !
— Vous voulez que nous descendions ? La foule va nous piétiner !
— Elle n’est pas si dense qu’il y paraît. Le condamné n’est qu’un comparse à ses yeux mais un spectacle de choix ne se refuse pas. Et je veux que nous soyons aussi près que possible, afin qu’il nous voie ensemble comme autrefois ! Vous n’êtes plus aussi belle, vous savez ? ajouta-t-elle méchamment.
Force fut d’obéir. Le pistolet dans les reins, Marie descendit l’escalier, traversa l’auberge déserte : tout le monde était dehors. Elle vit Higgins qui, sans lui accorder un regard, leur fraya un passage jusqu’auprès de l’échelle donnant accès à l’échafaud. Un roulement de tambour encore lointain se faisait entendre. Il ne pleuvait plus, un vent aigre chassait les nuages au-dessus de la ville. Autour des deux femmes la foule restait silencieuse mais ce silence avait quelque chose de menaçant. En dépit de son épais manteau, Marie tremblait de froid, d’angoisse aussi. Son regard s’était rivé sur le bourreau habillé et cagoulé de rouge, qui lui parut gigantesque, sur la hache à long manche où il s’appuyait des deux mains, sur le billot verni par des coulures de sang à peine sec peut-être… Les tambours se rapprochaient, étouffant le pas ferré des soldats cuirassés et casqués de fer. Enfin, Marie vit Henry…
Vêtu de daim noir souillé sur une chemise blanche au col ouvert, il marchait calmement, les mains liées derrière le dos, la tête haute, le visage dur, fermé. Bouleversée, Marie vit que ses cheveux étaient devenus blancs ce qui, étrangement, rajeunissait sa face creusée de rides nouvelles. Aucun religieux ne l’accompagnait. Il allait seul, accompagné de ces hommes de fer, les lèvres arquées par le mépris…
Il monta les degrés d’un pas ferme et resta debout un instant pendant que le bourreau lui ôtait son habit, rabattait sa chemise sur les épaules et lui coupait les cheveux. Elen, alors, cria en français :
— Regarde, Mylord Holland ! Je t’ai amené ta Duchesse !
Les yeux clairs qui survolaient la foule revinrent sur les deux femmes, sur Elen dressée comme une statue de la vengeance, sur la figure tendue, inondée de larmes, de Marie. Elle espérait un tressaillement, un mot, un vague sourire peut-être mais le condamné se contenta de la regarder sans que ses yeux s’adoucissent. Ils étaient aussi froids que le vent et, comme le bourreau le maniait pour le faire agenouiller, il eut un dernier haussement d’épaules… Un instant plus tard, sa tête tombait et Marie, avec un sanglot, se laissa choir à genoux… le dos courbé, le visage dans ses mains.
Ce fut ce qui la sauva du coup de pistolet qu’Elen tira tout juste une seconde après. Elle n’y prit même pas garde, pas plus qu’aux remous de la foule derrière elle, enfouie dans une douleur qui la ravageait…
Combien de temps resta-t-elle là ? Elle n’en eut aucune idée. Une minute, une heure, un siècle ?… Et puis deux mains puissantes la prirent aux épaules, l’obligèrent à se relever. Un bras entoura sa taille et l’entraîna sans qu’elle tentât de s’y opposer. Elle en eût été incapable…
Elle se laissa emmener sans regarder celui qui venait à son secours. Les larmes lui brouillaient la vue…
Ce fut seulement quand elle fut assise près du feu dans la salle de l’auberge qu’elle reconnut Geoffroy de Laigues. Accroupi devant elle, et armé d’un mouchoir, il tamponnait doucement son visage.
Ensuite, il prit un gobelet qu’on lui tendait et l’approcha de ses lèvres tremblantes :
— Buvez, cela vous fera du bien !
Le rhum brûla la gorge de Marie mais la réchauffa et ramena la vie dans son regard. Elle demanda :
— Comment… êtes-vous ici ?
— Votre fille d’abord et puis l’homme qui est venu vous chercher. Entre une menace d’arrestation et une pièce d’or il a choisi… et je suis arrivé au Lion d’Or avant vous. Quand vous serez remise, nous partirons. Votre Peran que l’on avait enfermé dans la cave est dans la cour avec nos chevaux… Vous sentez-vous mieux ?
— Je crois… oui. Mais… Elen, la femme qui…
— Elle s’est donné la mort. Un coup de poignard au cœur. Buvez encore… il fait si froid !
Elle hocha la tête sans rien dire. C’était bon de se confier à cette force tranquille, de la laisser décider pour elle. Se levant avec effort, elle prit le bras qu’il lui offrait pour rejoindre Peran, pesant dessus de toute sa lassitude :
— Pourquoi ? souffla-t-elle enfin. Pourquoi faites-vous tout cela ?
— Parce que je vous aime ! C’est simple ! Je vous l’ai dit mais vous ne m’avez pas cru. Depuis notre rencontre, vous êtes devenue le centre de ma vie, le seul bien désirable… Laissez-moi veiller sur vous. Je ne demande en échange que le bonheur de rester à vos côtés ! Vous êtes trop seule !
Frappée par ce qu’il venait de dire, elle leva la tête pour rencontrer son regard grave et cependant plein d’une chaude lumière…
— C’est vrai, soupira-t-elle. Je suis très seule et je me demande si je ne l’ai pas toujours été…
Et elle se laissa emmener.
ÉPILOGUE
Il avait quatorze ans de moins qu’elle, pourtant ce fût le début d’un très grand amour qui ne se démentit plus. Geoffroy de Laigues fut non seulement le dernier amant mais la dernière passion de Marie, la plus durable, celle qui balaya le souvenir de Holland dont elle ne sut jamais, au fond, s’il l’avait réellement aimée.
Cependant, le génie de l’intrigue l’habitait toujours. Les inextricables méandres de la Fronde en lui offrant le terrain idéal la ramenèrent sur le devant de la scène, avec des fortunes diverses. La Reine et Mazarin sortis vainqueurs du tumulte, elle sut faire sa paix avec eux mais sans retrouver la place incomparable d’autrefois. On se méfiait d’elle. Elle eut le bon goût de ne pas insister : Louis XIV commençait son règne et elle sut, très vite, qu’il serait un maître inflexible.