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— Où est ta maîtresse, dis-moi ?

Il me répondit par un miaulement mélancolique. Il n’y avait personne dans ces lieux. J’entendis le bruit de la pluie qui tambourinait sur le toit. Des milliers de gouttes d’eau qui couraient comme autant d’araignées sur les combles. Je supposai que Marina et Germán étaient sortis pour quelque motif impossible à deviner. Dans tous les cas, ça ne me regardait pas. Je caressai Kafka et décidai que je devais m’éclipser avant qu’ils ne soient de retour.

— Un de nous deux est de trop ici, murmurai-je à Kafka. Moi.

Subitement, sur le dos du chat les poils se hérissèrent comme des épines. Je sentis ses muscles se tendre sous ma main comme des câbles d’acier. Kafka émit un miaulement de panique. Je m’interrogeais sur ce qui pouvait avoir terrifié l’animal à ce point, quand je compris. Cette odeur. La puanteur de pourriture animale de la serre. Des nausées me vinrent.

Je levai les yeux. Un rideau de pluie voilait la grande fenêtre du salon. De l’autre côté, je discernai les silhouettes incertaines des anges de la fontaine. Je sus instinctivement que quelque chose n’allait pas. Il y avait une forme humaine de plus parmi les statues. Je me redressai et allai lentement à la fenêtre. Une des silhouettes pivota sur elle-même. Je m’arrêtai, pétrifié. Je ne pouvais distinguer ses traits, tout juste une forme noire enveloppée d’un manteau. J’eus la certitude que cet intrus m’observait. Et qu’il savait que je l’observais aussi. Je demeurai immobile durant un instant qui me parut infini. Quelques secondes plus tard, la forme se retira dans l’ombre. Quand la lumière d’un éclair inonda le jardin, l’intrus n’y était plus. Je mis quelque temps à me rendre compte que la puanteur avait disparu avec lui.

Je ne vis pas d’autre solution que de m’asseoir et d’attendre le retour de Germán et de Marina. L’idée de sortir n’était guère tentante. Et pas seulement à cause de l’orage. Je me laissai choir dans un énorme fauteuil. Peu à peu, l’écho de la pluie et la lumière ténue qui flottaient dans le grand salon commencèrent à m’endormir. Un moment plus tard, j’entendis le bruit d’une clef dans la serrure de la grande porte, puis des pas dans la pièce. J’émergeai de cet état second et mon cœur bondit dans ma poitrine. Des voix qui se rapprochaient dans le couloir. Une bougie. Kafka courut vers la lumière juste au moment où Germán et sa fille pénétraient dans le salon. Marina me cloua sur place d’un regard glacé.

— Qu’est-ce que tu fais ici, Óscar ?

Je bafouillai quelques mots dénués de sens. Germán me sourit aimablement et m’examina avec curiosité.

— Grand Dieu, Óscar ! Mais vous êtes trempé ! Marina, va chercher des serviettes propres pour Óscar… Venez, Óscar, nous allons allumer du feu, il fait vraiment un temps de chien, ce soir…

Je m’assis face à la cheminée, avec à la main un bol de bouillon brûlant préparé par Marina. Je relatai gauchement la raison de ma présence, sans mentionner la forme aperçue par la fenêtre ni la sinistre puanteur. Germán accepta de bon gré mes explications et ne se montra pas du tout choqué par mon intrusion, au contraire. Pour Marina, c’était une autre paire de manches. Elle me fusillait du regard. Je craignis que ma stupidité, en m’introduisant chez eux comme si c’était une habitude, n’ait mis fin pour toujours à notre amitié. Elle n’ouvrit pas la bouche pendant la demi-heure où nous restâmes assis devant le feu. Quand Germán s’excusa et me souhaita une bonne nuit, j’en étais venu à imaginer que mon ex-amie allait m’expulser à coups de pied et me dire de ne plus jamais revenir.

Nous y voilà, pensai-je. Le baiser de la mort.

Finalement, Marina eut un sourire ironique.

— Tu ressembles à un canard mouillé, dit-elle.

— Merci, répondis-je en m’attendant à bien pire.

— Tu vas m’expliquer ce que tu fichais ici ?

— La vérité, c’est que je ne le sais pas moi-même… Je suppose que… enfin, comment dire…

Mon aspect lamentable me vint probablement en aide, car Marina s’approcha et me donna une tape sur la main.

— Regarde-moi, m’ordonna-t-elle.

J’obéis. Elle m’observait avec un mélange de compassion et de sympathie.

— Je ne suis pas fâchée, tu m’entends ? dit-elle. Mais j’ai été surprise de te voir ici, comme ça, sans avoir prévenu. J’accompagne Germán tous les lundis chez le médecin, à l’hôpital San Pablo, et c’est pour ça que nous étions absents. Ce n’est pas le bon jour pour nous rendre visite.

J’étais honteux.

— Ça ne se reproduira pas.

J’étais sur le point de raconter à Marina l’étrange apparition à laquelle j’avais cru assister, quand, avec un léger rire, elle se pencha pour m’embrasser sur la joue. Le seul frôlement de ses lèvres suffit pour sécher définitivement mes vêtements. Les mots que j’avais sur la langue se perdirent en chemin. Marina perçut mon balbutiement muet.

— Qu’est-ce que tu voulais dire ?

Je la contemplai en silence et hochai négativement la tête.

— Rien.

Elle haussa un sourcil, comme si elle ne me croyait pas, mais n’insista pas.

— Encore un peu de bouillon ? proposa-t-elle en se redressant.

— Oui, merci.

Marina prit mon bol et alla dans la cuisine pour le remplir. Je restai près du foyer, fasciné par les portraits de la dame sur les murs. À son retour, elle suivit mon regard.

— La femme qui figure sur tous ces portraits…, commençai-je.

— C’est ma mère, dit Marina.

Je sentis que je m’engageais sur un terrain glissant.

— Je n’avais jamais vu de tableaux comme ceux-là. Ils sont comme… des photographies de l’âme.

Marina acquiesça en silence.

— Il doit s’agir d’un artiste célèbre, insistai-je. Mais je n’avais jamais rien vu de pareil.

Marina tarda à répondre.

— Et tu ne le verras jamais. Ça fait seize ans que l’auteur ne peint plus. Cette série de portraits a été sa dernière œuvre.

— Il devait très bien connaître ta mère pour pouvoir la peindre ainsi, soufflai-je.

Marina me regarda longuement. Je sentis peser sur moi le même regard que celui des tableaux.

— Mieux que personne, répondit-elle. Il s’était marié avec elle.

8

Cette nuit-là, devant le feu, Marina me raconta l’histoire de Germán et de la grande maison de Sarriá. Germán Blau était né au sein d’une famille fortunée appartenant à la florissante bourgeoisie catalane de l’époque. Rien ne faisait défaut à la dynastie des Blau : ni la loge au Liceo, ni la cité industrielle au bord du Segre, ni quelques scandales mondains. On murmurait que le petit Germán n’était pas l’enfant du grand patriarche Blau, mais le fruit d’amours illégitimes entre sa mère Diana et un personnage haut en couleur dénommé Quim Salvat. Salvat était, dans l’ordre, un libertin, un portraitiste et un satyre professionnel. Il scandalisait les gens bien pensants tout en immortalisant leurs charmes sur ses toiles à des prix astronomiques. Que la rumeur fût vraie ou fausse, il n’en restait pas moins que Germán n’offrait aucune ressemblance, ni par le physique ni par le caractère, avec les autres membres de la famille. Son unique intérêt était la peinture, le dessin, ce que tout le monde trouvait évidemment suspect. Et particulièrement son père officiel.

L’année de ses seize ans, ledit père lui annonça qu’il n’y avait pas de place dans la famille pour les rêveurs et les fainéants. Si son fils persistait dans ses intentions de « faire l’artiste », il l’enverrait à l’usine travailler comme manœuvre ou tailleur de pierre, ou dans la légion, ou dans toute autre institution susceptible de lui forger le caractère et de faire de lui un homme véritable. Germán choisit de s’enfuir de la maison, où il fut ramené manu militari vingt-quatre heures plus tard.