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Son père, désespéré par cet aîné décevant, décida de reporter tous ses espoirs sur le deuxième fils, Gaspar, qui mourait d’envie de tout apprendre sur l’industrie textile et montrait davantage de dispositions pour continuer la tradition familiale. Craignant pour l’avenir économique de Germán, le vieux Brau mit à son nom la villa de Sarriá, à demi abandonnée depuis plusieurs années. « Même s’il nous fait honte à tous, je n’ai pas travaillé comme un forçat pour qu’un de mes fils reste à la rue », lui dit-il. En son temps, cette somptueuse demeure avait été l’une des plus appréciées du gratin de la société barcelonaise, mais plus personne ne s’en souciait. Elle était comme maudite. En effet, la rumeur courait que c’était dans ses murs que Diana et le libertin Salvat s’étaient livrés à leurs ébats secrets. Ce fut ainsi que, par une ironie du destin, la maison passa aux mains de Germán. Peu après, soutenu en cachette par sa mère, Germán devint l’apprenti de ce même Quim Salvat. Le premier jour, celui-ci le regarda droit dans les yeux et le prévint : « Un : je ne suis pas ton père et je ne connais ta mère que de vue. Deux : la vie d’artiste est une vie de risque, d’incertitude et, presque toujours, de pauvreté. On ne la choisit pas ; c’est elle qui vous choisit. Si tu as des doutes à l’égard de ces deux points, mieux vaut que tu prennes tout de suite la porte. »

Germán resta.

Les années d’apprentissage avec Quim Salvat furent pour Germán un saut dans un autre monde. Pour la première fois, il découvrit que quelqu’un croyait en lui, en son talent et en son aptitude à devenir autre chose qu’une pâle copie de son père. Il se sentit un autre homme. En six mois, il en apprit plus qu’au cours de toute sa vie passée et sut en tirer profit.

Salvat était un homme extravagant et généreux, amoureux de tous les plaisirs de la vie. Il ne peignait que la nuit, et même s’il n’était pas particulièrement beau (en fait de beauté, il ressemblait plutôt à un ours), on pouvait le considérer comme un authentique bourreau des cœurs, doté d’un extraordinaire pouvoir de séduction dont il usait presque mieux que du pinceau.

Des modèles à vous couper le souffle et des dames de la haute société défilaient dans l’atelier, désireuses de poser pour lui et même, soupçonnait Germán, d’en faire un peu plus. Salvat s’y connaissait en vins, en poètes, en villes de légende et en techniques d’acrobatie amoureuse importées de Bombay. Il avait vécu intensément ses quarante-sept années. Il disait toujours que les êtres humains laissaient filer leur existence comme s’ils devaient vivre toujours et que c’était là ce qui les perdait. Il se moquait de la vie et de la mort, du divin et de l’humain. Il cuisinait mieux que les grands chefs du guide Michelin et mangeait comme quatre. Durant le temps que Germán passa à son côté, Salvat fut non seulement son maître mais devint son meilleur ami. Germán sut toujours que tout ce qu’il avait réussi à être dans sa vie, comme homme et comme peintre, il le devait à Quim Salvat.

Salvat était un de ces rares privilégiés qui connaissent le secret de la lumière. Il disait que la lumière est une danseuse capricieuse et consciente de sa grâce. Dans ses mains, elle se transformait en lignes merveilleuses qui illuminaient la toile et ouvraient les portes de l’âme. C’était du moins ce qui figurait dans les textes des catalogues de ses expositions.

— Peindre, c’est écrire avec la lumière, affirmait Salvat. Tu dois d’abord apprendre son alphabet ; puis sa grammaire. Alors seulement tu pourras maîtriser le style et la magie.

Ce fut Quim Salvat qui élargit sa vision du monde en l’emmenant avec lui dans ses voyages. Ils parcoururent ainsi Paris, Vienne, Berlin, Rome… Germán ne tarda pas à comprendre que Salvat était aussi bon comme vendeur de son art que comme peintre, peut-être même meilleur. Là était la clef de son succès.

— Sur mille personnes qui acquièrent un tableau ou une œuvre d’art, une seule possède une vague idée de ce qu’elle achète, lui expliquait Salvat en souriant. Les autres n’achètent pas l’œuvre, ils achètent l’artiste, ce qu’ils ont entendu dire de lui et, presque toujours, ce qu’ils imaginent à son sujet. Ce commerce n’est pas différent de celui des remèdes de guérisseurs ou des filtres d’amour, Germán. La seule différence est le prix.

Le grand cœur de Quim Salvat s’arrêta de battre le 17 juillet 1938. Certains affirmèrent que c’était à cause de ses excès. Germán crut toujours que ce furent les horreurs de la guerre qui tuèrent la foi et l’envie de vivre de son mentor.

— Je pourrais peindre mille ans, murmura Salvat sur son lit de mort, et je ne changerais pas un iota à la barbarie, à l’ignorance et à la bestialité des hommes. La beauté n’est qu’un souffle opposé au vent de la réalité, Germán. Mon art n’a pas de sens. Il ne sert à rien…

La liste interminable de ses maîtresses, ses créanciers, ses amis et ses collègues, les douzaines de gens qu’il avait aidés sans rien demander en échange le pleurèrent à son enterrement. Ils savaient que, ce jour-là, une lumière s’était éteinte dans le monde et que tous, dorénavant, seraient plus seuls, plus vides.

Salvat lui laissa une très modeste somme d’argent et son atelier. Il le chargea de répartir le reste (qui ne représentait pas grand-chose, car il dépensait plus que ce qu’il gagnait et avant même de le gagner) entre ses maîtresses et ses amis. Le notaire dépositaire du testament remit à Germán une lettre que Salvat lui avait confiée quand il avait senti que sa fin était proche. Il devait l’ouvrir après sa mort.

Les larmes aux yeux et l’âme en lambeaux, le jeune homme erra toute la nuit dans la ville. L’aube le surprit sur le brise-lames du port, et c’est là qu’il lut, aux premières lueurs du jour, les dernières paroles que Quim Salvat lui avait réservées.

Mon cher Germán,

Je ne te l’ai pas dit de mon vivant, parce que j’ai cru que je devais attendre le moment opportun. Mais je crains de ne plus être de ce monde quand ce moment arrivera.

Voici ce que je voulais te dire. Je n’ai jamais connu un peintre qui ait plus de talent que toi, Germán. Tu ne le sais pas encore et tu ne peux pas le comprendre, mais tu l’as en toi, et mon seul mérite a été de le reconnaître. Tu ne t’en es pas rendu compte, mais j’ai plus appris de toi que tu n’as appris de moi. J’aurais aimé que tu aies le maître que tu mérites, qui aurait guidé ton talent mieux que le pauvre apprenti que je suis. En toi, Germán, la lumière parle. Nous, nous ne faisons qu’écouter. Ne l’oublie jamais. Désormais, ton maître sera ton élève et ton meilleur ami, pour toujours.

Salvat

Une semaine plus tard, fuyant des souvenirs insupportables, Germán partit pour Paris. On lui avait offert un poste de professeur dans une école de peinture. Il ne devait remettre les pieds à Barcelone que dix ans plus tard.

À Paris, Germán se tailla une réputation de bon portraitiste et se découvrit une passion qui ne devait plus le quitter : l’opéra. Ses toiles commencèrent à bien se vendre, et un marchand qui l’avait connu au temps où il travaillait avec Salvat décida de le représenter. En plus de son salaire de professeur, il vendait suffisamment pour mener une existence simple mais digne. Grâce à quelques arrangements et à l’aide du directeur de son école qui connaissait la moitié de Paris, il parvint à réserver une place à l’Opéra pour toute la saison. Rien d’ostentatoire : au sixième rang de l’amphithéâtre et légèrement trop à gauche. Un cinquième de la scène était invisible, mais la musique arrivait jusqu’à lui dans toute sa gloire, indifférente au prix des fauteuils et des loges.