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Sous la direction de Kolvenik, Velo-Granell prit un nouvel essor. La société élargit son marché et diversifia sa ligne de produits. Elle adopta le symbole d’un papillon aux ailes noires déployées dont Kolvenik n’expliqua jamais la signification. La fabrique fut agrandie pour le lancement de nouveaux mécanismes : membres artificiels, valvules circulatoires, fibres osseuses et quantité d’autres inventions. Le parc d’attractions du Tibidabo se peupla d’automates créés par Kolvenik en guise de passe-temps et de champ d’expérimentation. Velo-Granell exportait dans toute l’Europe, l’Amérique et l’Asie. La valeur des actions et la fortune personnelle de Kolvenik explosèrent, mais il refusait d’abandonner le modeste appartement de la rue Princesa. D’après lui, il n’avait aucune raison de modifier son mode de vie. C’était un homme seul, menant une vie simple, et ce logement était assez grand pour lui et pour ses livres.

Tout cela devait changer avec l’apparition d’une nouvelle pièce sur l’échiquier. Eva Irinova était l’étoile du nouveau spectacle du Théâtre royal qui remportait un grand succès. La jeune femme, d’origine russe, avait dix-neuf ans. On disait que sa beauté avait poussé des hommes au suicide à Paris, Vienne, et dans d’autres capitales. Eva Irinova voyageait en compagnie de deux étranges personnages, Sergueï et Tatiana Glazounov, qui étaient jumeaux. Les Glazounov faisaient fonction d’agents et de tuteurs. On disait que Sergueï et la jeune diva étaient amants, que la sinistre Tatiana dormait dans un cercueil au fond de la fosse d’orchestre du Théâtre royal, que Sergueï avait fait partie des assassins de la dynastie des Romanov, qu’Eva avait le pouvoir de parler avec les esprits des défunts… Toutes sortes de rumeurs aussi rocambolesques que fantaisistes alimentaient la renommée de la belle Irinova, qui tenait Barcelone dans le creux de sa main.

La légende d’Eva Irinova parvint à l’oreille de Kolvenik. Intrigué, il vint un soir au théâtre pour voir de ses propres yeux la cause de toute cette agitation. Ce seul soir suffit pour que Kolvenik reste fasciné par la jeune fille. Dès lors, la loge d’Irinova se transforma littéralement en lit de roses. Deux mois après cette révélation, Kolvenik décida de louer une loge dans le théâtre. Il s’y rendait tous les soirs et contemplait avec béatitude l’objet de son admiration. Inutile de préciser que l’affaire était la fable de toute la ville. Un beau jour, il décida de convoquer ses avocats et les chargea de faire une offre à l’imprésario Daniel Mestres. Il voulait acquérir ce vieux théâtre et prendre à son compte toutes les dettes qu’il traînait. Son intention était de le reconstruire depuis les fondations et d’en faire la plus grande scène d’Europe. Un théâtre éblouissant doté des dernières merveilles de la technique et consacré à son Eva Irinova adorée. La direction du théâtre céda à son offre généreuse. Le nouveau projet fut baptisé « le Grand Théâtre royal ». Le lendemain, Kolvenik fit sa demande en mariage à Eva Irinova dans un russe parfait. Elle accepta.

Le couple projetait de déménager après son mariage dans une résidence de rêve que Kolvenik faisait bâtir près du parc Güell. Kolvenik avait lui-même fourni le dessin préliminaire de la fastueuse construction à l’atelier d’architecture Sunyer, Balcells & Baró. On répétait que jamais, dans toute l’histoire de Barcelone, on n’avait dépensé autant d’argent pour une résidence privée, ce qui n’était pas peu dire. Cependant, tout le monde ne se réjouissait pas de ce conte de fées. L’associé de Kolvenik dans la société Velo-Granell ne voyait pas son obsession d’un bon œil. Il craignait qu’il n’affecte des fonds de l’entreprise au financement de son projet délirant de transformer le Théâtre royal en la huitième merveille du monde moderne. Il n’était pas loin de la vérité. Comme si cela ne suffisait pas, des rumeurs commençaient à circuler dans la ville à propos de certaines pratiques peu orthodoxes de Kolvenik. Des doutes apparurent concernant son passé et la façade de self-made-man qu’il se plaisait à présenter. La plupart de ces rumeurs mouraient entre les rédactions et les imprimeries des journaux, grâce à l’implacable machinerie légale de Velo-Granell. Comme avait l’habitude de dire Kolvenik : l’argent ne fait pas le bonheur, mais il achète tout le reste.

De leur côté, Sergueï et Tatiana Glazounov, les deux sinistres gardiens d’Eva Irinova, voyaient leur avenir en danger. Il n’y avait pas de chambres pour eux dans la nouvelle résidence en construction. Kolvenik, prévoyant le problème avec les jumeaux, leur offrit une généreuse somme d’argent pour annuler leur supposé contrat avec Eva Irinova. En échange, ils devaient quitter le pays pour toujours et s’engager à ne jamais reprendre contact avec elle. Sergueï, ivre de fureur, refusa net et jura à Kolvenik qu’il ne se débarrasserait jamais d’eux.

Le même matin, au moment où Sergueï et Tatiana sortaient d’un porche de la rue Sant Pau, une rafale de balles tirées d’une voiture faillit leur coûter la vie. L’agression fut mise sur le compte des anarchistes. Une semaine plus tard, les jumeaux signèrent le document par lequel ils s’engageaient à libérer Eva Irinova et à disparaître définitivement. La date du mariage fut fixée au 24 juin 1935. Le lieu : la cathédrale de Barcelone.

La cérémonie, que certains comparèrent au couronnement du roi Alphonse XIII, eut lieu par une matinée resplendissante. La foule se pressait dans l’avenue de la cathédrale, avide de jouir des fastes grandioses du spectacle. Eva Irinova n’avait jamais été aussi éblouissante. Au son de la marche nuptiale de Wagner interprétée par l’orchestre du Liceo sur les marches de la cathédrale, les mariés descendirent vers la voiture qui les attendait. Il ne leur manquait plus que trois mètres pour parvenir au landau attelé à des chevaux blancs, quand un homme rompit le cordon de sécurité et se précipita vers eux. On entendit des cris d’alarme. En se retournant, Kolvenik se trouva face aux yeux injectés de sang de Sergueï Glazounov. Aucun de ceux qui assistèrent à la scène ne devait jamais oublier ce qui se passa ensuite. Glazounov tira de sa poche un flacon en verre et en jeta le contenu sur la figure d’Eva Irinova. L’acide brûla le voile comme un nuage de vapeur. Un hurlement monta jusqu’au ciel. La foule se transforma en une horde affolée et, en un instant, l’agresseur se perdit dans la multitude.

Kolvenik s’agenouilla près de la mariée et la prit dans ses bras. Le visage d’Eva Irinova se décomposait comme une aquarelle fraîche dans l’eau. La peau fumante se rétracta en parchemin brûlant et la puanteur de la chair carbonisée envahit l’air. L’acide n’avait pas atteint les yeux de la jeune femme. On pouvait y lire l’horreur et l’agonie. Kolvenik voulut sauver le visage de son épouse en appliquant ses mains dessus. Il réussit seulement à faire tomber des lambeaux de chair morte tandis que l’acide dévorait ses gants. Quand, finalement, Eva perdit connaissance, son visage n’était plus qu’un grotesque masque d’os et de chair à vif.