» Dix jours plus tard, la police trouva Mihaïl couvert de sang, en pleurs devant le cadavre de l’homme qu’il avait appris à appeler son père. Les voisins avaient alerté les autorités en sentant une étrange odeur et en entendant les gémissements du jeune homme. Le rapport de police conclut que Mihaïl, perturbé par la mort du docteur, avait ouvert le corps et tenté de reconstituer son cœur au moyen d’un mécanisme de valvules et d’engrenages. Il fut interné dans l’asile de fous de Prague, d’où il s’échappa deux ans plus tard en feignant d’être mort. Lorsque les autorités vinrent chercher son corps à la morgue, ils ne trouvèrent qu’un drap blanc et des papillons noirs qui volaient autour.
» Mihaïl arriva à Barcelone portant avec lui les germes de sa folie et du mal qui devait se manifester des années après. Il montrait peu d’intérêt pour les choses matérielles et pour la compagnie de ses semblables. Il n’a jamais tiré orgueil de la fortune qu’il a amassée. Il avait coutume de répéter que nul ne mérite de posséder un centime de plus que ce qu’il est prêt à donner à ceux qui en ont davantage besoin que lui. Le soir où je le rencontrai, Mihaïl me dit que, pour une raison inconnue, la vie nous donne ce que nous ne cherchions pas en elle. Elle lui avait apporté la fortune, la renommée et la puissance. Mais son âme ne désirait que la paix de l’esprit, le pouvoir d’apaiser les ombres qui logeaient dans son cœur…
» Dans les mois qui ont suivi l’épisode du bureau, nous nous sommes entendus, Shelley, Luis et moi, pour maintenir Mihaïl éloigné de ses obsessions et pour le distraire. Ce n’était pas chose facile. Mihaïl savait toujours quand nous lui mentions, même s’il ne le disait pas. Il semblait nous suivre docilement et s’être résigné à sa maladie… Quand je le regardais dans les yeux, cependant, j’y lisais la noirceur qui inondait son âme. Les conditions misérables dans lesquelles nous vivions ont empiré. Les banques avaient fermé nos comptes, et les biens de Velo-Granell avaient été confisqués par l’État. Sentís, qui avait cru que ses manœuvres feraient de lui le maître absolu de la société, se retrouvait ruiné. Tout ce qu’il a obtenu, c’est l’ancien appartement de Mihaïl, rue Princesa. Quant à nous, nous avons pu seulement conserver celles des propriétés qui avaient été mises à mon nom : le Grand Théâtre royal, ce caveau impossible où j’ai fini par me réfugier, et un jardin d’hiver, cette serre près du chemin de fer de Sarriá que Mihaïl avait utilisée jadis pour ses expériences personnelles.
» Pour nous procurer de quoi manger, Luis s’est charge de vendre mes bijoux et mes robes au plus offrant. C’est ainsi que mon trousseau de mariée a contribué à notre survie. Mihaïl et moi ne nous parlions presque pas. Il errait dans notre demeure comme un spectre, de plus en plus déformé. Ses mains étaient incapables de tenir un livre. Ses yeux lisaient difficilement. Je ne l’entendais plus pleurer. Maintenant, il riait. Son rire amer en plein milieu de la nuit me glaçait le sang. Avec ses mains atrophiées, il remplissait d’une écriture illisible des pages et des pages d’un cahier dont nous ne connaissions pas le contenu. Lorsque le docteur Shelley venait le visiter, Mihaïl s’enfermait dans son bureau et refusait de sortir jusqu’à ce que son ami soit parti. J’ai avoué à Shelley ma peur de voir Mihaïl se suicider. Shelley m’a confié qu’il craignait pire. Je n’ai pas su ou pas voulu comprendre de quoi il parlait.
» Depuis un certain temps, j’agitais dans ma tête une autre idée folle. J’avais décidé d’avoir un enfant. J’ai cru voir en elle un moyen de sauver Mihaïl et notre couple. J’étais convaincue que si je parvenais à lui donner un fils, Mihaïl y trouverait une raison de continuer à vivre et de revenir près de moi. Je me suis laissé mener par cette illusion. Tout mon corps brûlait de ce désir de concevoir cet être porteur de salut et d’espérance. Je rêvais de mettre au monde un petit Mihaïl pur et innocent. Mon cœur attendait cette autre version de son père, libre de tout mal. Je ne pouvais pas laisser Mihaïl soupçonner ce que je préparais, car il aurait refusé net. C’était déjà assez difficile de réussir à me trouver seule un moment avec lui. Je l’ai dit, depuis longtemps déjà Mihaïl me fuyait. En ma présence, il avait honte de sa déformation. La maladie commençait à affecter sa parole. Il bégayait, plein de rage et d’humiliation. Il ne pouvait plus absorber que des liquides. Mes efforts pour lui montrer que son état ne me répugnait pas, que nul mieux que moi comprenait et partageait ses souffrances, ne faisaient apparemment qu’empirer la situation. Mais j’ai attendu patiemment et, pour une fois dans ma vie, j’ai cru leurrer Mihaïl. En fait, je m’étais seulement leurrée moi-même. J’ai commis ma pire erreur.
» Lorsque j’ai annoncé à Mihaïl que nous allions avoir un enfant, sa réaction m’a terrifiée. Il a disparu pendant près d’un mois. Luis l’a trouvé dans le vieux jardin d’hiver de Sarriá des semaines plus tard, sans connaissance. Il avait travaillé sans relâche. Il avait reconstruit sa gorge et sa bouche. Son apparence était monstrueuse. Il s’était doté d’une voix profonde, métallique et maléfique. Ses mâchoires étaient garnies de crocs de métal. Son visage était méconnaissable, excepté les yeux. Sous cette horreur, l’âme du Mihaïl que j’aimais encore continuait de brûler dans son propre enfer. Près de son corps, Luis a trouvé une série de mécanismes et des centaines de plans. J’ai fait en sorte que Shelley y jette un œil pendant que Mihaïl récupérait grâce à un long sommeil dont il ne s’est réveillé qu’au bout de trois jours. Les conclusions du docteur ont été effroyables. Mihaïl avait perdu complètement la raison. Il projetait de reconstruire son corps en totalité avant que la maladie ne le consume entièrement. Nous l’avons relégué en haut de la tour, dans une cellule dont il ne pouvait pas s’échapper. J’ai donné naissance à notre fille pendant que j’entendais les hurlements sauvages de mon mari enfermé comme une bête. Je n’ai pas partagé un jour avec elle. Le docteur Shelley l’a prise en charge en jurant qu’il l’élèverait comme sa propre enfant. Elle s’appellerait María et, comme moi, ne connaîtrait jamais sa véritable mère. Le peu de vie qui me restait dans le cœur s’en est allé avec elle, mais je savais que je n’avais pas le choix. La tragédie était imminente, on pouvait la respirer dans l’air. Je pouvais la sentir comme un poison. Il n’y en avait plus pour longtemps. Comme toujours, le coup de grâce est venu de là où nous nous y attendions le moins.
» Benjamín Sentís, que l’envie et la jalousie avaient conduit à la ruine, ourdissait sa vengeance. Déjà, à l’époque, j’avais soupçonné que c’était lui qui avait aidé Sergueï à s’échapper lors de l’agression devant la cathédrale. Comme dans l’obscure prophétie des gens des tunnels, les mains que Mihaïl lui avait données des années auparavant avaient servi à tisser le malheur et la trahison. La dernière nuit de l’an 1948, Benjamín Sentís est revenu pour assister à l’estocade finale de ce Mihaïl qu’il haïssait profondément.
» Durant ces années, mes anciens tuteurs, Sergueï et Tatiana, avaient vécu dans la clandestinité. Eux aussi étaient avides de vengeance. L’heure avait sonné. Sentís savait que la brigade de Florián préparait pour le lendemain une perquisition dans notre maison du parc Güell, à la recherche de prétendues preuves qui incrimineraient Mihaïl. Si cette opération avait lieu, les mensonges et les manipulations de Sentís seraient découverts. Peu avant minuit, Sergueï et Tatiana ont vidé plusieurs bidons d’essence autour de notre demeure. De sa voiture, Sentís, jouant toujours le rôle du lâche tapi dans l’ombre, a vu prendre les premières flammes, avant de bien vite repartir.