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Lorsque j’arrivai au dernier étage, tout l’édifice agonisait sous mes pieds. Je courus vers l’extrémité de la galerie à la recherche d’un accès aux cintres. Soudain, une porte en flammes fut projetée hors de son chambranle. Un fleuve de feu inonda la galerie. J’étais pris au piège. Je regardai désespérément autour de moi et ne vis qu’une issue. Les fenêtres qui donnaient sur l’extérieur. Je m’approchai des vitres noircies par la fumée et distinguai une étroite corniche. Le feu progressait dans ma direction. Les vitres volèrent en éclats comme sous l’effet d’un souffle venu de l’enfer. Mes vêtements fumaient. Je pouvais sentir les flammes lécher ma peau. J’étouffais. Je sautai sur la corniche. L’air froid de la nuit vint me frapper et je vis les rues de Barcelone qui s’étendaient à des dizaines de mètres sous moi. Cette vision était saisissante. Le feu avait complètement enveloppé le Grand Théâtre royal. Les échafaudages s’étaient écroulés et n’étaient plus que cendres. L’ancienne façade se dressait comme celle d’un majestueux palais baroque, une cathédrale de flammes au centre du Raval. Les sirènes des pompiers hurlaient comme si elles se désolaient de leur impuissance. Près de la flèche de métal, point de convergence du réseau de nerfs métalliques de la coupole, Kolvenik tenait Marina.

— Marina ! hurlai-je.

Je fis un pas vers le bord et me cramponnai instinctivement à un arceau de métal pour ne pas tomber. Il était brûlant. Je hurlai de douleur et retirai ma main. La paume noircie fumait. À cet instant, une nouvelle secousse parcourut l’édifice et je devinai ce qui allait se passer. Dans un fracas assourdissant, le théâtre explosa et il ne resta plus que le squelette de métal, intact, dénudé. Une toile d’araignée de poutrelles tendue au-dessus de l’enfer. Au centre se dressait Kolvenik. Je pus voir le visage de Marina. Elle était vivante. Je fis donc la seule chose qui pouvait la sauver.

Je pris le flacon et le brandis en direction de Kolvenik. Il écarta Marina de son corps et l’approcha du précipice. J’entendis Marina crier. Puis il tendit son autre serre ouverte dans le vide. Le message était clair. Devant moi, une poutrelle s’étendait comme un pont. J’avançai vers elle.

— Non, Óscar ! supplia Marina.

Je rivai mes yeux sur l’étroite passerelle et commençai à marcher dessus. Je sentais les semelles de mes souliers se décomposer un peu plus à chaque pas. Le vent asphyxiant qui montait du feu rugissait autour de moi. Pas à pas, sans quitter la passerelle des yeux, comme un équilibriste. Je regardai devant moi et découvris une Marina terrorisée. Elle était seule ! Mais au moment où j’allais la serrer dans mes bras, Kolvenik se dressa dans son dos pour la reprendre. Il l’agrippa de nouveau et la tint au-dessus du vide. Je sortis le flacon et agis de même, en lui faisant comprendre que s’il ne la libérait pas, je le jetterais dans les flammes. Je me souvins des paroles d’Eva Irinova. « Il vous tuera tous les deux… « J’ouvris alors le flacon et en versai quelques gouttes dans le gouffre. Kolvenik expédia Marina contre une statue de bronze et se précipita sur moi. Je sautai pour l’esquiver et le flacon me glissa des doigts.

Le sérum s’évaporait au contact du métal brûlant. Les griffes de Kolvenik l’attrapèrent au moment où il n’en restait plus que quelques gouttes. Il serra son poing de métal sur le flacon et le brisa en mille morceaux. Quelques gouttes émeraude coulèrent de ses doigts. Les flammes éclairèrent sa face, un abîme de haine et de rage. Alors il marcha vers nous. Marina me prit les mains et les serra avec force. Elle ferma les yeux et je fis de même. Je sentis l’odeur de putréfaction de Kolvenik à quelques centimètres de moi et me préparai à recevoir le choc final.

Le premier coup de feu traversa les flammes en sifflant. J’ouvris les yeux et vis la silhouette d’Eva Irinova qui avançait de la même manière que je l’avais fait. Elle braquait le revolver. Une rosace de sang noir s’était ouverte dans la poitrine de Kolvenik. Le deuxième coup de feu, plus proche, lui détruisit une main. Le troisième le toucha à l’épaule. Je fis reculer Marina. Kolvenik se tourna vers Eva en titubant. La dame en noir progressait lentement. Son arme restait impitoyablement pointée. J’entendis Kolvenik gémir. La quatrième balle lui ouvrit un trou dans le ventre. La cinquième et dernière dessina un orifice noir entre les yeux. Une seconde plus tard, Kolvenik tomba à genoux. Eva Irinova laissa choir le pistolet et courut le rejoindre.

Elle l’entoura de ses bras et le berça. Leurs yeux se rencontrèrent et je pus voir qu’elle caressait sa face monstrueuse. Elle pleurait.

— Emmène ton amie, dit-elle sans me regarder.

J’obéis. Je guidai Marina sur la passerelle jusqu’à la corniche. De là, nous réussîmes à atteindre les toits de l’annexe et à nous mettre à l’abri du feu. Avant de perdre la dame noire de vue, nous nous retournâmes. Elle serrait toujours Mihaïl Kolvenik dans ses bras. Leurs silhouettes se découpèrent au milieu des flammes avant que celles-ci ne les enveloppent entièrement. Je crus voir la trace de leurs cendres s’éparpiller dans le vent, flottant sur Barcelone jusqu’à ce que l’aube les emporte à tout jamais.

Le lendemain matin, les journaux parlèrent du plus grand incendie qu’ait jamais connu la ville, de la vieille histoire du Grand Théâtre royal dont la disparition entraînait avec lui les derniers échos d’une Barcelone disparue. Les cendres avaient tendu un manteau sur les eaux du port. Elles continuèrent de tomber jusqu’au crépuscule. Des photographies prises de Montjuich montraient la vision dantesque d’un bûcher infernal dont les flammes montaient jusqu’au ciel. La tragédie prit une nouvelle tournure quand la police révéla qu’elle soupçonnait l’édifice d’avoir abrité des indigents, et que plusieurs d’entre eux, pris au piège, avaient été retrouvés dans les décombres. On ne savait rien de l’identité des deux corps carbonisés découverts enlacés au sommet de la coupole. La vérité, comme l’avait prédit Eva Irinova, n’avait rien à craindre des gens.

Aucun journal ne mentionna la vieille histoire d’Eva Irinova et de Mihaïl Kolvenik. Elle n’intéressait plus personne. Je me souviens de ce matin, avec Marina, devant un kiosque des Ramblas. La Vanguardia titrait à la une et sur cinq colonnes :

BARCELONE EST EN FEU !

Curieux et promeneurs matinaux se pressaient pour acheter la première édition en se demandant qui avait donné au ciel cette couleur d’argent. Lentement, nous nous éloignâmes en direction de la place de Catalogne, tandis que les cendres continuaient de pleuvoir autour de nous comme des flocons de neige morte.

25

Dans les jours qui suivirent l’incendie du Grand Théâtre royal, une vague de froid s’abattit sur Barcelone. Pour la première fois depuis des années, un manteau de neige couvrit la ville, du port au sommet du Tibidabo. Marina et moi, en compagnie de Germán, nous passâmes un Noël de silences et de regards fuyants. Marina ne parlait pratiquement pas de ce qui s’était passé, et je me rendais compte qu’elle évitait ma présence et préférait se retirer dans sa chambre pour écrire. Je tuais le temps en jouant contre Germán d’interminables parties d’échecs dans le grand salon, à la chaleur de la cheminée. Je regardais la neige tomber et j’attendais le moment d’être seul avec Marina. Un moment qui n’arrivait jamais.

Germán faisait comme s’il ne voyait rien et essayait de me réconforter en entretenant la conversation.

— Marina dit que vous voulez être architecte, Óscar.

Je confirmais, sans savoir ce que je désirais réellement. La nuit, je ne dormais pas, tâchant d’ajuster dans ma tête les pièces de l’histoire que nous venions de vivre. Je tentais de chasser de ma mémoire les fantômes de Kolvenik et d’Eva Irinova. Je me disais souvent que je devrais aller voir le vieux docteur Shelley pour tout lui raconter. Je n’eus pas le courage de l’affronter et de lui expliquer comment j’avais vu mourir la femme qu’il avait élevée comme son enfant ou comment j’avais vu brûler son meilleur ami.