La forme de la grande maison se dressait complètement silencieuse, plus obscure et plus désolée que jamais. Dans les buissons, je distinguai la bicyclette de Marina gisant comme un animal blessé. La chaîne était rouillée et le guidon rongé par l’humidité. En contemplant cette scène, j’eus l’impression de me trouver devant une ruine que n’habitaient plus que de vieux meubles et des échos invisibles. J’appelai :
— Marina ?
Le vent emporta ma voix. Je fis le tour de la maison pour trouver la porte qui communiquait avec la cuisine. Elle était ouverte. La table, vide et couverte d’une couche de poussière. J’entrai plus avant. Le silence. J’arrivai dans le grand salon des portraits. De tous côtés, la mère de Marina me regardait, mais, pour moi, c’étaient les yeux de Marina… C’est alors que j’entendis un sanglot derrière moi.
Germán était recroquevillé dans un fauteuil, immobile comme une statue. Seules les larmes qui coulaient révélaient qu’il était vivant. Je n’avais jamais vu un homme de son âge pleurer ainsi. J’en eus le sang glacé. Le regard perdu dans les portraits. Pâle. Affreusement maigre. Il avait vieilli depuis la dernière fois que je l’avais vu. Il portait un habit aussi élégant que dans mon souvenir, mais froissé et sale. Je me demandai depuis combien de jours il était ainsi. Combien de jours dans ce fauteuil.
Je m’agenouillai devant lui et lui pris la main.
— Germán…
La main était si froide que j’eus peur. Subitement, le peintre se laissa tomber dans mes bras en tremblant comme un enfant. Je sentis ma gorge devenir sèche. Je l’étreignis à mon tour et le soutins pendant qu’il pleurait sur mon épaule. Je craignis alors que les médecins ne lui aient annoncé le pire, que l’espérance des mois de vie qui lui restaient ne se soit évanouie, et je le laissai s’épancher tout en me demandant où était Marina, puisqu’elle n’était pas auprès de Germán…
Alors, le vieil homme leva les yeux. Il me suffit de voir ceux-ci pour comprendre la vérité. Et je la compris avec toute la brutale clarté qui vous réveille d’un rêve. Comme un poignard glacé et empoisonné qui se plante sans remède dans l’âme.
— Où est Marina ? demandai-je, presque en balbutiant.
Germán ne parvint pas à articuler un mot. Mais c’était inutile. J’avais lu dans ses yeux que les visites de Germân à l’hôpital San Pablo étaient fausses. Que le docteur de l’hôpital La Paz n’avait jamais examiné le peintre. Que la joie et l’espoir de Germán au retour de Madrid n’avaient rien à voir avec sa propre personne. Marina m’avait menti depuis le début.
— Le mal qui a emporté sa mère…, murmura Germán, il l’emporte aussi, cher Óscar. Il emporte aussi ma Marina…
Je sentis mes paupières se fermer comme de lourdes pierres et, lentement, le monde s’écrouler autour de moi. Germán m’étreignit de nouveau, et là, dans ce salon désolé d’une vieille demeure, je pleurai avec lui, comme un pauvre idiot, pendant que la pluie commençait de tomber sur Barcelone.
Vu du taxi, l’hôpital San Pablo m’apparut comme une cité suspendue dans les nuages, tout en tours biscornues et en dômes impossibles. Germán avait passé un costume propre avant de me suivre en silence. Je portais un paquet enveloppé dans le papier pour le cadeau le plus resplendissant que j’avais pu trouver. À notre arrivée, le médecin qui soignait Marina, un certain Damián Rojas, m’inspecta de haut en bas et me donna une série d’instructions. Je ne devais pas fatiguer Marina. Je devais me montrer positif et optimiste. C’était elle qui avait besoin de mon aide et pas l’inverse. Je ne venais pas pour pleurer et me lamenter. Je venais pour la soutenir. Si j’étais incapable de me conformer à ces règles, inutile de prendre la peine de revenir. Damián Rojas était un jeune médecin dont la blouse blanche sentait encore la Faculté. Son ton était sévère et impatient, et il se montra fort peu poli avec moi. Dans d’autres circonstances, je l’aurais pris pour un crétin arrogant, mais quelque chose dans son comportement me souffla qu’il n’avait pas encore appris à se préserver lui-même de la souffrance de ses patients et que cette attitude était sa manière à lui de survivre.
Nous montâmes au quatrième étage et suivîmes un long couloir qui semblait ne pas avoir de fin. Il sentait l’hôpital, un mélange de maladie, de désinfectant et de désodorisant. Le peu de courage que j’avais encore dans le corps rendit son dernier souffle dès que j’eus posé le pied dans ce service. Germán entra le premier dans la chambre. Il me demanda d’attendre pendant qu’il annonçait ma visite à Marina. Il pressentait que Marina aurait préféré ne pas me voir là.
— Laissez-moi lui parler d’abord, Óscar…
J’attendis. Le corridor était une galerie interminable de portes et de voix venant d’on ne savait où. Des visages ravagés par la douleur et le malheur se croisaient en silence. Je me répétai plusieurs fois les instructions du docteur Rojas. J’étais venu pour aider. Finalement, Germán réapparut à la porte et m’adressa un signe affirmatif. J’avalai ma salive et entrai. Germán resta dehors.
La chambre était un long rectangle où la lumière s’évaporait avant d’avoir touché le sol. Vue de la baie vitrée, l’avenue Gaudi s’étendait à l’infini. Les tours de la basilique de la Sagrada Familia coupaient le ciel en deux. Il y avait quatre lits séparés par des rideaux rigides. Au travers de ceux-ci, on pouvait voir les silhouettes des autres visiteurs, comme dans un spectacle d’ombres chinoises. Marina occupait le dernier lit à droite, près de la fenêtre.
Le plus difficile, dans ces premiers instants, fut de soutenir son regard. On lui avait coupé les cheveux comme à un garçon. Sans sa longue chevelure, Marina me parut humiliée, mise à nu. Je me mordis la langue avec force pour conjurer les larmes qui me montaient de l’âme.
— On a dû les couper…, dit-elle, devinant ce que je ressentais. Pour les examens.
Je vis qu’elle avait des marques au cou et à la nuque dont la seule vue faisait mal. Je tentai de sourire et lui tendis le paquet.
— Je trouve que ça te va bien, déclarai-je en guise de bonjour.
Elle accepta le paquet et le posa sur son ventre. Je me rapprochai et m’assis près d’elle en silence. Elle me prit la main et la serra très fort. Elle avait perdu du poids. On pouvait compter ses côtes sous la chemise blanche d’hôpital. Des cercles noirs se dessinaient sous ses yeux. Ses lèvres étaient deux lignes minces et sèches. Ses yeux couleur de cendre ne brillaient plus. De ses mains hésitantes, elle ouvrit le paquet et en sortit le livre. Elle le feuilleta, intriguée.
— Toutes les pages sont blanches…
— Pour le moment, répliquai-je. Nous avons une bonne histoire à raconter, et moi je suis nul pour ça.
Elle serra le livre contre sa poitrine.
— Comment trouves-tu Germán ? questionna-t-elle.
Je mentis :
— Bien. Fatigué, mais bien.
— Et toi ? Comment vas-tu ?
— Moi ?
— Bien sûr, toi. Qui d’autre veux-tu que ce soit ?
— Je vais bien.
— Évidemment ! Surtout après avoir été chapitré par le sergent Rojas…
Je haussai les sourcils comme si je n’avais pas la moindre idée de ce dont elle me parlait.
— Tu m’as manqué, dit-elle.
— Toi aussi.
Nos paroles restèrent suspendues dans l’air. Pendant un long instant, nous nous regardâmes en silence. Je vis les traits de Marina se décomposer.
— Tu as le droit de me détester, dit-elle alors.
— Te détester ? Pourquoi je te détesterais ?
— Je t’ai menti. Quand tu es venu rendre la montre à Germán, je savais déjà que j’étais malade. J’ai été égoïste, je voulais avoir un ami… et je crois que nous nous sommes perdus en chemin.