Je détournai les yeux vers la fenêtre.
— Non, je ne te déteste pas.
Elle me prit de nouveau la main. Puis elle se dressa et me serra dans ses bras.
— Merci d’être le meilleur ami que j’aie jamais eu, me chuchota-t-elle à l’oreille.
Je sentis ma respiration s’arrêter. Je voulus partir en courant. Marina me serra encore plus fort et je priai pour qu’elle ne se rende pas compte que je pleurais. Le docteur Rojas allait m’interdire de revenir.
— Si tu me détestes juste un tout petit peu, le docteur Rojas ne se fâchera pas, dit-elle. Je suis sûr que c’est bon pour les globules blancs ou un truc comme ça.
— Alors, juste un tout petit peu.
— Merci.
27
Dans les semaines qui suivirent, Germán Blau devint mon meilleur ami. Dès les cours terminés, à cinq heures et demie, je courais rejoindre le vieux peintre. Nous prenions un taxi pour l’hôpital et nous passions la fin de l’après-midi avec Marina jusqu’à ce que les infirmières nous mettent dehors. Au cours de ces trajets entre Sarriá et l’avenue Gaudi, j’appris que Barcelone pouvait être la ville la plus triste du monde en hiver. Les histoires de Germán et ses souvenirs finirent par devenir les miens.
Pendant les longues attentes dans les couloirs désolés de l’hôpital, Germán me fit des confidences intimes qu’il n’avait jamais faites à personne d’autre qu’à sa femme. Il me parla de ses années avec son maître Salvat, de son mariage, et me dit que seule la présence de Marina lui avait permis de survivre à la perte de son épouse. Il me parla de ses doutes et de ses peurs et me confia qu’une longue vie lui avait enseigné que tout ce qu’il tenait pour certain était pure illusion et qu’il y avait trop de leçons qui ne valaient pas la peine d’être apprises. De mon côté, je lui parlai librement et pour la première fois de Marina, de mes rêves de futur architecte alors même que j’avais cessé de croire en l’avenir. Je lui parlai de ma solitude et de l’impression que j’avais, avant de les rencontrer tous les deux, d’être perdu dans un monde où je ne me trouvais que par hasard. Germán m’écoutait et me comprenait. Il savait que mes paroles n’étaient rien d’autre qu’une tentative d’éclairer mes propres sentiments, et il me laissait faire.
Je garde un souvenir précieux de Germán Blau et des jours que nous avons partagés, chez lui et dans les couloirs de l’hôpital. Nous savions tous deux que notre seul lien était Marina et que jamais, dans d’autres circonstances, nous n’aurions échangé la moindre parole. J’ai toujours été convaincu que Marina n’était devenue ce qu’elle était que grâce à lui, et je ne peux nier que je lui dois aussi le peu que je suis, même si, parfois, il m’en coûte de l’admettre. Je conserve ses conseils et ses paroles sous clef dans le coffre de ma mémoire, persuadé qu’ils me serviront encore pour répondre à mes propres peurs et à mes propres doutes.
Ce mois de mars, il plut presque tous les jours. Marina écrivait l’histoire de Kolvenik et d’Eva Irinova dans le livre que je lui avais donné, tandis que des dizaines de médecins et autres professionnels allaient et venaient autour d’elle en se livrant à des examens et des analyses, toujours plus d’examens et plus d’analyses. C’est alors que je me rappelai la promesse que j’avais faite un jour, dans le funiculaire de Vallvidrera, et que je commençai à travailler à la cathédrale. Sa cathédrale. Je me procurai dans la bibliothèque de l’internat un livre sur Chartres et entrepris de dessiner les pièces de la maquette que j’envisageais de construire. Je les découpai d’abord dans du carton. Après mille tentatives qui me persuadèrent que je ne serais même pas capable de réaliser ainsi une simple cabine téléphonique, je fis appel à un charpentier de la rue Magenat pour qu’il découpe mes pièces dans des lames de bois.
— Qu’est-ce que tu construis là, mon garçon ? me demandait-il, intrigué. Un radiateur ?
— Une cathédrale.
Marina m’observait avec curiosité pendant que j’érigeais sa petite cathédrale sur l’appui de la fenêtre. Parfois, elle se moquait de moi, et ses plaisanteries m’empêchaient ensuite de dormir pendant des nuits.
— Est-ce que tu ne te dépêches pas un peu trop, Óscar ? Tu as l’air de penser que je vais mourir demain.
Ma cathédrale devint vite populaire chez les autres malades de la chambre et leurs visiteurs. Mme Carmen, une Sévillane de quatre-vingt-quatre ans qui occupait le lit voisin, m’adressait des regards sceptiques. Elle possédait une force de caractère capable de balayer des armées entières et un postérieur de Seat 600. Elle menait le personnel de l’hôpital au doigt et à l’œil. Elle avait été trafiquante de marché noir, chanteuse et danseuse de flamenco, contrebandière, cuisinière, vendeuse de cigarettes et Dieu sait quoi encore. Elle avait enterré deux maris et trois enfants. Une vingtaine de petits-enfants, neveux et autres parents se pressaient pour la voir et l’adorer. Elle les tenait à distance en disant que les démonstrations d’affection sont bonnes pour des demeurés. J’ai toujours eu le sentiment que Mme Carmen s’était trompée de siècle et que, si elle avait été là, Napoléon n’aurait jamais passé les Pyrénées. Et tous les autres dans la chambre – excepté son diabète – étaient du même avis.
À l’autre bout, il y avait Isabel Llorente, une dame aux allures de mannequin qui parlait en susurrant et semblait échappée d’une revue de mode d’avant la guerre. Elle passait la journée à se maquiller et à se regarder dans un petit miroir pour ajuster sa perruque. La chimiothérapie l’avait laissée comme une boule de billard, mais elle était convaincue que personne ne le savait. J’appris qu’elle avait été Miss Barcelone 1934 et la maîtresse d’un maire de la ville. Elle nous parlait toujours d’une romance qu’elle avait vécue avec un redoutable espion qui ne saurait tarder à venir la chercher pour la tirer de cet horrible endroit où on l’avait reléguée. Mme Carmen levait les yeux au ciel chaque fois qu’elle entendait ça. Personne ne venait jamais la voir et il suffisait de lui faire un compliment sur sa beauté pour qu’elle garde le sourire pendant une semaine. Un jeudi après-midi, à la fin de mars, nous trouvâmes son lit vide en arrivant. Isabel Llorente était morte le matin, sans laisser le temps à son amant de venir la sauver.
La dernière malade de la chambre était Valeria Astor, une fillette de neuf ans qui respirait grâce à une trachéotomie. Elle me souriait dès qu’elle me voyait entrer. Sa mère passait toutes les heures qu’on lui permettait à son chevet et, quand on ne le lui permettait pas, elle dormait dans les couloirs. Chaque jour, elle vieillissait d’un mois. Valeria me demandait si mon amie était écrivain et je lui disais que oui, et même qu’elle était célèbre. Une fois, elle me demanda – je ne saurai jamais pourquoi – si j’étais policier. Marina avait l’habitude de lui raconter des histoires qu’elle inventait au fur et à mesure. Ses préférées étaient, dans l’ordre, celles qui parlaient de fantômes, de princesses et de locomotives. Mme Carmen écoutait les histoires de Marina et riait de bon cœur. La mère de Valeria, une femme exténuée et simple jusqu’au désespoir dont je ne me rappelle pas le nom, tricota un châle en laine pour Marina en manière de remerciement.
Le docteur Damián Rojas passait plusieurs fois par jour. Avec le temps, j’avais fini par le trouver sympathique. Je découvris qu’il avait été au même collège que moi des années auparavant et qu’il avait failli devenir séminariste. Il avait une fiancée époustouflante qui répondait au doux nom de Lulú. Lulú arborait une collection de minijupes et de bas de soie qui vous coupaient le souffle. Elle venait le voir tous les samedis et passait souvent nous saluer en nous demandant si sa brute de docteur chéri se comportait convenablement. Il suffisait que Lulú m’adresse la parole pour que je devienne rouge comme un piment. Marina se moquait de moi et disait qu’à force de la regarder ma figure allait prendre la forme d’un porte-jarretelles. Lulú et le docteur Rojas se marièrent en avril. Quand le médecin revint de sa brève lune de miel à Minorque, une semaine plus tard, je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Rien qu’à me regarder, les infirmières se tordaient de rire.