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— Mon Dieu…, murmura Marina.

Les photographies étaient datées, donnant l’année et le lieu où elles avaient été prises. Buenos Aires, 1893. Bombay, 1911. Turin, 1930. Prague, 1933… Il m’était difficile de deviner qui avait rassemblé pareille collection, et pourquoi. Un catalogue de l’enfer. Finalement, Marina détourna son regard de l’album et s’éloigna vers l’ombre. Je tentai de faire de même, mais je me sentais incapable de me dégager de la douleur et de l’horreur qui émanaient de ces images. J’avais l’impression que, même si je vivais mille ans, le souvenir du regard de chacune de ces créatures ne me quitterait plus. Je fermai le livre et me tournai vers Marina. Je l’entendis soupirer dans la pénombre et me sentis insignifiant, sans savoir que faire ou que dire. Quelque chose dans ces photographies l’avait profondément bouleversée.

— Est-ce que ça va… ? lui demandai-je.

Marina acquiesça en silence, les yeux presque clos. Soudain, un bruit résonna à l’intérieur de la serre. Je scrutai le manteau d’ombre qui nous entourait. J’entendis de nouveau ce bruit indéfinissable. Hostile. Maléfique. Je remarquai alors une odeur de pourriture, une puanteur pénétrante. Elle venait de l’obscurité comme l’haleine d’une bête sauvage. J’eus la certitude que nous n’étions pas seuls. Il y avait quelqu’un. En train de nous observer. Marina contemplait, pétrifiée, la muraille de ténèbres. Je lui pris la main et la guidai vers la sortie.

6

Quand nous sortîmes de là, la bruine avait vêtu les rues d’argent. Il était une heure de l’après-midi. Nous fîmes le chemin du retour sans échanger une parole. Germán nous attendait dans la maison de Marina pour le déjeuner.

— S’il te plaît, pas un mot de tout ça à Germán, me recommanda Marina.

Je compris qu’elle n’aurait pas été plus capable que moi d’expliquer ce qui s’était passé. À mesure que nous nous éloignions, le souvenir de ces images et de ce sinistre jardin d’hiver s’estompait. Arrivés sur la place de Sarriá, je vis que Marina était pâle et respirait avec difficulté.

— Tu te sens bien ? la questionnai-je.

Elle me répondit par un oui sans conviction. Nous nous assîmes sur un banc de la place. Elle respira profondément plusieurs fois, les yeux fermés. Une bande de pigeons courait à nos pieds. Un instant, je craignis que Marina ne s’évanouisse. Puis elle ouvrit les yeux et me sourit.

— Ne t’inquiète pas. J’ai juste un peu mal au cœur. Ça doit être cette odeur.

— Sûrement. C’était probablement le cadavre d’un animal. Un rat ou…

Marina appuya mon hypothèse. Bientôt les couleurs revinrent sur ses joues.

— En fait, j’ai besoin de manger quelque chose. Allons-y. Germán doit être fatigué de nous attendre.

Nous nous levâmes pour nous diriger vers la maison. Kafka nous attendait à la grille. Il me regarda avec dédain et courut frotter son échine aux chevilles de Marina. J’en étais à soupeser les avantages d’être un chat, quand je reconnus le son de la voix céleste sortant du gramophone de Germán. La musique s’insinuait dans le jardin comme une marée montante.

— C’est quoi, cette musique ?

— Léo Delibes, répondit Marina.

— Je ne connais pas.

— Delibes. Un compositeur français, expliqua Marina, devinant mon ignorance. Qu’est-ce qu’on vous apprend, au collège ?

Je haussai les épaules.

— C’est un air d’un de ses opéras. Lakmé.

— Et cette voix ?

— Ma mère.

Je la regardai, interdit.

— Ta mère est chanteuse d’opéra ?

Marina m’adressa un regard impénétrable.

— Elle l’était. Elle est morte.

Germán nous attendait dans le grand salon, une vaste pièce ovale. Un lustre dont pendaient des larmes de cristal était accroché au plafond. Le père de Marina s’était mis sur son trente et un : costume trois-pièces et crinière argentée impeccablement rejetée en arrière. J’eus l’impression d’être en face d’un gentleman de la fin du XIXe siècle. Nous nous assîmes autour de la table dressée avec des nappes en fil et des couverts en argent.

— C’est un plaisir de vous avoir avec nous, Óscar, dit Germán. Ce n’est pas tous les dimanches que nous avons la chance de nous trouver en si agréable compagnie.

La vaisselle était en porcelaine, de véritables pièces d’antiquaire. Le menu semblait consister en une soupe délicieuse et du pain. Rien d’autre. Pendant que Germán me servait le premier, je compris que tout ce luxe était dû à ma seule présence. Malgré les couverts d’argent, la vaisselle digne d’un musée et les habits du dimanche, cette maison n’était pas assez riche pour que l’on puisse s’y payer d’autres plats. À tel point qu’il n’y avait pas de lampes électriques. Les lieux étaient continuellement éclairés par des bougies. Germán dut lire dans mes pensées.

— Vous aurez remarqué, Óscar, que nous n’avons pas l’électricité. À vrai dire, nous ne croyons pas trop aux progrès de la science moderne. En fin de compte, quel est le sens d’une science capable d’envoyer un homme sur la lune, mais incapable de mettre un morceau de pain sur la table de chaque être humain ?

— Peut-être le problème ne réside-t-il pas dans la science, suggérai-je, mais dans ceux qui décident de son emploi.

Germán considéra mon idée et acquiesça avec solennité, sans que je sache si c’était là simple politesse ou réelle conviction.

— Je crois comprendre que vous êtes quelque peu philosophe, Óscar. Avez-vous lu Schopenhauer ?

Je vis les yeux de Marina fixés sur moi pour me suggérer d’aller dans le même sens que son père. J’improvisai :

— Seulement quelques passages.

Nous savourâmes la soupe sans parler. Germán me souriait de temps en temps et observait sa fille avec tendresse. Quelque chose me disait que Marina n’avait pas beaucoup d’amis et que son père voyait ma présence d’un bon œil, même si j’étais incapable de faire la différence entre Schopenhauer et une marque d’articles orthopédiques.

— Et dites-moi, Óscar : qu’est-ce qu’on raconte dans le monde ces jours-ci ?

À la manière dont la question était posée, je soupçonnai que si je lui annonçais la fin de la Seconde Guerre mondiale, j’allais lui donner un choc.

— Pas grand-chose, à vrai dire, dis-je, étroitement surveillé par Marina. Il va y avoir des élections…

Cette nouvelle éveilla l’intérêt de Germán, qui suspendit la danse de sa cuillère pour soupeser l’information.

— Et vous, Óscar ? Êtes-vous de gauche ou de droite ?

— Óscar est libre penseur, papa, intervint Marina.

Le morceau de pain resta coincé dans ma gorge. Je ne savais pas ce que signifiait ce terme, mais il évoquait vaguement pour moi un anarchiste barbu. Intrigué, Germán m’examina longuement.

— L’idéalisme de la jeunesse, murmura-t-il. Je comprends, je comprends. À votre âge, moi aussi je lisais Bakounine. C’est comme la rougeole ; tant qu’on ne l’a pas eue…

Je lançai un regard assassin à Marina qui se pourléchait comme un chat. Elle me fit un clin d’œil et se détourna. Germán me dévisagea avec une curiosité bienveillante. Je lui rendis son amabilité par un petit hochement de tête et portai ma cuillère à mes lèvres. Comme ça, au moins, je n’aurais pas à répondre et j’éviterais de faire une gaffe. Nous mangeâmes en silence. Je ne tardai pas à me rendre compte que, de l’autre côté de la table, Germán était en train de s’endormir. Quand, finalement, la cuillère lui échappa des doigts, Marina se leva et, sans dire mot, lui desserra sa cravate de soie argentée. Germán soupira. Une de ses mains tremblait légèrement. Marina prit son père par le bras et l’aida à se lever. Il acquiesça, abattu, et m’adressa un faible sourire, presque honteux. J’eus l’impression que, le temps d’un soupir, il avait vieilli de quinze ans.