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— Vous m’excuserez, Óscar…, dit-il dans un filet de voix. L’âge, vous savez…

Je me levai à mon tour en regardant Marina pour lui proposer mon aide. Elle la refusa et me demanda de rester dans le salon. Son père s’appuya sur elle et, ainsi, je les vis quitter la pièce.

— Ce fut un plaisir, Óscar…, murmura la voix fatiguée de Germán, tandis qu’il disparaissait dans l’ombre du corridor. Revenez nous visiter, revenez nous visiter…

J’écoutai les pas s’évanouir à l’intérieur de la maison et attendis le retour de Marina à la lueur des bougies pendant presque une demi-heure. L’atmosphère de la maison s’insinua en moi. Quand j’eus la certitude que Marina ne reviendrait pas, je commençai à m’inquiéter. J’hésitai à partir à sa recherche, mais il ne me parut pas convenable de fureter dans les chambres sans y être invité. Je pensai à laisser un mot, mais je n’avais rien pour l’écrire. La nuit tombait, aussi la meilleure solution me semblait-elle de m’en aller. Je repasserais le lendemain, après les cours, pour voir si tout allait bien. Je me surpris à constater que ça ne faisait même pas une demi-heure que je ne voyais plus Marina et que, déjà, je cherchais une excuse pour revenir. Je me dirigeai vers la porte arrière de la cuisine et traversai le jardin jusqu’à la grille. Le ciel s’éteignait sur la ville, sillonné de nuages.

Pendant que je marchais vers le collège, lentement, les événements de la journée défilèrent dans ma tête. En montant l’escalier de ma chambre au quatrième étage, j’étais convaincu que je venais de vivre le jour le plus étrange de ma vie. Mais si j’avais pu acheter un billet pour qu’il se répète, je ne me le serais pas fait dire deux fois.

7

Cette nuit-là, je rêvai que j’étais pris à l’intérieur d’un immense kaléidoscope. Une créature diabolique, dont je pouvais seulement voir le gros œil à travers la lentille, le faisait tourner. Le monde se décomposait en labyrinthes peuplés d’illusions d’optique qui flottaient autour de moi. Des insectes. Des papillons noirs. Je me réveillai d’un coup, avec l’impression que du café bouillant circulait dans mes veines. Cet état fébrile ne me quitta pas de la journée. Les cours du lundi défilèrent comme des trains qui ne s’arrêtaient pas dans ma gare. JF s’en aperçut tout de suite.

— En temps normal, dit-il, tu es dans les nuages, mais aujourd’hui tu es carrément sorti de la couche atmosphérique. Tu es malade ?

J’eus un geste absent pour le rassurer. Je consultai l’horloge au-dessus du tableau noir. Les cours finissaient dans un peu moins de deux heures. Une éternité. Dehors, la pluie griffait les vitres.

Dès que retentit la sonnerie, je filai en vitesse, laissant en plan JF et notre habituelle excursion dans le monde réel. Je parcourus les sempiternels corridors pour gagner la sortie. Les jardins et les fontaines de l’entrée pâlissaient sous une pluie diluvienne. Je n’avais pas de parapluie ni même un capuchon. Le ciel était une dalle de plomb. Les lampadaires étaient réduits à l’état de veilleuses.

Je me mis à courir. Je franchis les flaques, contournai les déversoirs qui débordaient et parvins à la sortie. La rue était inondée par les eaux qui la dévalaient comme une veine se vidant de son sang. Transpercé jusqu’aux os, je continuai de courir dans les rues étroites et silencieuses. Les bouches d’égout grondaient à mon passage. La ville semblait sombrer dans un océan noir. Il me fallut dix minutes pour parvenir à la grille de la demeure de Marina et de Germán. À ce moment-là, mes vêtements et mes chaussures étaient déjà transformés en éponges. Le crépuscule était un écran de marbre grisâtre à l’horizon. À l’entrée de la ruelle, je crus entendre comme un claquement dans mon dos. Je sursautai et me retournai. Un instant, je sentis que quelqu’un m’avait suivi. Mais il n’y avait personne, seulement la pluie qui mitraillait les flaques du chemin.

Je me glissai de l’autre côté de la grille. La lueur des éclairs me guida jusqu’à la villa. Les chérubins de la fontaine me souhaitèrent la bienvenue. Grelottant de froid, je parvins à la porte arrière de la cuisine. Elle était ouverte. J’entrai. La maison était complètement dans l’obscurité. Je me rappelai les paroles de Germán à propos de l’absence d’électricité.

Jusque-là, l’idée ne m’avait pas traversé l’esprit que personne ne m’avait invité. Pour la seconde fois, je m’introduisais dans cette maison sans le moindre prétexte. Je songeai à m’en aller, mais, dehors, l’orage hurlait. Je soupirai. J’avais mal aux mains tant elles étaient froides, et je sentais à peine le bout de mes doigts. J’eus une quinte de toux et je sentis mon sang battre dans mes tempes. Mes vêtements glacés me collaient au corps. « Mon royaume pour une serviette », pensai-je.

J’appelai :

— Marina ?

L’écho de ma voix se perdit dans les profondeurs. Je pris conscience du manteau d’ombre qui s’étendait autour de moi. Seule la succession des éclairs qui filtraient par les fenêtres permettait de fugaces moments de clarté, comme le flash d’un appareil photo.

J’insistai :

— Marina ? C’est Óscar…

Timidement, j’avançai à l’intérieur. Mes chaussures trempées produisaient un bruit de ventouse. Je m’arrêtai en arrivant au salon où nous avions déjeuné la veille. La table était nue et les chaises vides.

— Marina ? Germán ?

Pas de réponse. Je distinguai dans la pénombre un bougeoir et une boîte d’allumettes sur une console. Il fallut cinq tentatives pour que mes doigts recroquevillés et insensibles finissent par faire jaillir la flamme.

Je levai cette lumière tremblante. Une clarté fantomatique inonda la pièce. Je me glissai dans le corridor où, la veille, j’avais vu disparaître Marina et son père.

Le couloir menait à un autre grand salon, également dominé par un lustre en cristal. Ses pendants luisaient dans la pénombre comme des chevaux de manège en diamant. La maison était peuplée d’ombres obliques que l’orage projetait à travers les vitres. De vieux meubles, de grands fauteuils, étaient couverts de draps blancs. Un escalier de marbre conduisait au premier étage. Je m’en approchai, conscient d’agir en intrus. Deux yeux jaunes luisaient en haut des marches. J’entendis un miaulement. Kafka. Je poussai un soupir de soulagement. Une seconde après, le chat se retira dans l’ombre. Je m’arrêtai et scrutai les alentours. Mes pas avaient laissé des traces sur la poussière.

J’appelai de nouveau :

— Il y a quelqu’un ?

Je n’obtins pas de réponse.

J’imaginai cette grande salle en fête, des dizaines d’années en arrière. Un orchestre et des douzaines de couples qui dansaient. Aujourd’hui, elle ressemblait au salon d’un navire englouti. Les murs étaient couverts de tableaux. Tous représentaient une femme. Je la reconnus. C’était celle sur le tableau que j’avais vu le premier soir où je m’étais glissé dans cette maison. La perfection, la magie de la peinture et la luminosité de ces portraits étaient presque surnaturelles. Je me demandai qui était l’artiste. Il me parut aussi évident qu’ils étaient tous de la même main. De partout, la dame semblait me surveiller. Il n’était pas difficile de remarquer l’extraordinaire ressemblance de cette femme avec Marina. Les mêmes lèvres sur un teint pâle, presque translucide. La même taille, svelte et fragile comme celle d’une figurine en porcelaine. Les mêmes yeux de cendre, tristes et sans fond. Je sentis quelque chose me frôler la cheville. Kafka ronronnait à mes pieds. Je me penchai et caressai son pelage argenté.