Je me sentis des chatouillements dans tout le corps. Je retrouvais mes quinze ans.
Davidson posa l’autavion un peu au-delà de l’endroit où j’avais repéré un pont détruit. Je lui servais de navigateur, en utilisant une carte sur laquelle avait été pointé le lieu d’atterrissage du véritable astronef. Le pont fournissait un point de repère précis. Nous avons quitté la route à trois cents mètres à l’est, et nous avons gagné notre destination à travers champs.
Nous ne sommes cependant pas arrivés exactement où nous voulions. Nous sommes tombés dans une zone brûlée et j’ai décidé de continuer à pied. Le point signalé par le satellite artificiel se trouvait dans la zone dévastée par le feu et on ne voyait pas la moindre soucoupe volante. Il aurait fallu être un meilleur détective que moi pour établir qu’il y en avait jamais eu un. L’incendie en avait détruit toute trace.
Jarvis télévisait tout ce que nous voyions, mais je savais bien que les larves venaient de gagner un nouveau round. En revenant sur nos pas nous sommes tombés sur un vieux paysan. Conformément à nos instructions, nous nous sommes tenus à une prudente distance.
« Fameux incendie ! ai-je remarqué sans trop m’approcher.
— Vous pouvez le dire, a-t-il gémi. Deux de mes meilleures laitières que ça m’a coûté ! Pauvres bêtes… Vous êtes des journalistes ?
— Oui, ai-je dit, mais je crois que nous perdons notre temps. »
Je regrettais vivement l’absence de Mary. Le brave cul-terreux avait peut-être naturellement le dos rond, mais en admettant que le Patron ait raison au sujet de l’astronef (et il fallait bien qu’il ait raison) ce trop innocent paysan devait en connaître l’existence. Il s’efforçait donc de nous donner le change. Donc, il était possédé.
Il n’y avait pas à hésiter. Nous avions plus de chances de capturer un parasite et d’en envoyer l’image à la Maison Blanche si nous opérions dans ce bled désert que si nous nous étions trouvés au milieu d’une foule. J’ai jeté un coup d’œil à mes collègues. Ils étaient aux aguets et Jarvis télévisait nos moindres mouvements.
Au moment où le paysan se détournait, je l’ai fait tomber à terre d’un croc-en-jambe. Je me suis jeté sur lui et j’ai agrippé sa chemise à deux mains. Jarvis s’est approché et a pris des gros plans. J’ai mis le dos de mon prisonnier à nu avant qu’il n’ait repris son souffle.
« A nu » est bien le mot. Il n’avait pas le moindre parasite. On n’en voyait même pas la trace. Ni sur son dos, ni sur le reste de son corps. J’ai pris soin de m’en assurer.
Je l’ai aidé à se relever et à s’épousseter. Ses vêtements étaient tout souillés de cendre.
« Je vous demande pardon », ai-je dit.
Il tremblait de rage.
« Espèce de petit…»
Il était incapable de trouver un mot assez injurieux. Il nous regardait les lèvres tremblantes.
« Je vous ferai un procès ! a-t-il promis. Si j’avais vingt ans de moins, je vous casserais la gueule à tous les trois.
— Je vous assure que c’était une erreur, grand-père.
— Une erreur ! »
Ses traits se sont convulsés et j’ai cru qu’il allait pleurer.
« Je reviens d’Omaha, pour trouver ma ferme brûlée, la moitié de mon bétail disparu, et mon gendre avec ! Je tombe sur des étrangers qui rôdent chez moi, ils me mettent en loques et ils viennent me dire que c’est une erreur ! Je me demande où nous allons…»
Il me semblait bien que j’aurais pu répondre à cette dernière question, mais j’ai gardé mon avis pour moi. J’ai voulu l’indemniser pour l’indigne traitement que je lui avais fait subir, mais il m’a jeté mon argent à la figure. Nous sommes repartis la tête basse.
« Tu es sûr que tu sais ce que tu as fait ? a seulement dit Davidson quand nous nous sommes remis en route.
— Je peux me tromper, ai-je dit rageusement, mais as-tu jamais vu le Patron faire une erreur ?
— Euh… non… Où allons-nous maintenant ?
— À la station W.D.E.S. Cette fois il n’y aura pas d’erreur ! »
À l’octroi de Des Moines, le gardien hésita. Il regarda son carnet, puis le numéro de notre autavion.
« Le shérif nous a signalé ce numéro-là, grogna-t-il. Rangez-vous sur la droite. »
Il abaissa sa barrière.
« D’accord », dis-je.
Je reculai de dix mètres et fonçai sur la barrière à toute allure. Les autavions du Service ont des moteurs spécialement gonflés et des carrosseries renforcées. Heureusement, du reste, parce que la barrière était solide. Je me gardai bien de ralentir une fois de l’autre côté.
« Ça devient intéressant, me dit Davidson d’un air songeur. Tu sais toujours ce que tu fais, oui ?
— Boucle-la, dis-je sèchement. Comprenez-moi bien, tous les deux : nous n’avons pas grande chance de nous en tirer, mais il faut coûte que coûte que nous transmettions ces foutues images.
— À tes ordres. »
J’avais distancé nos éventuels poursuivants. Quand je m’arrêtai net devant l’immeuble de la station de stéréo, nous sautâmes à terre. Il n’était plus question de recourir aux méthodes indirectes employées par l’oncle Charlie. Nous nous engouffrâmes dans le premier ascenseur venu et appuyâmes sur le bouton correspondant à l’étage de Barnes. Je laissai la porte de la cabine ouverte en sortant. Dans le premier bureau où nous pénétrâmes, l’employée de la réception voulut nous arrêter. Nous passâmes outre. Toutes les dactylos levèrent la tête avec étonnement. J’allai droit à la porte du bureau de Barnes et voulus l’ouvrir, mais elle était fermée à clé. Je me tournai vers la secrétaire.
« Où est Barnes ? demandai-je.
— C’est de la part de qui ? » répliqua-t-elle avec l’amabilité d’une porte de prison.
Je regardai ses épaules : elle avait le dos rond. « Bon Dieu, me dis-je, cette fois, ça y est ! » Je me souvenais de l’avoir vue après avoir abattu Barnes.
Je m’approchai et relevai brusquement son chandail. J’avais raison. C’était couru. Pour la seconde fois de ma vie, je voyais un parasite.
Elle se débattait, griffait, voulait mordre. Je lui fis une prise de judo au cou, manquant de peu d’enfoncer la main dans la saloperie qu’elle portait sur le dos. Elle se laissa brusquement aller. Je lui enfonçai trois doigts joints au creux de l’estomac et la fis pivoter sur elle-même.
« Jarvis ! hurlai-je. Un gros plan vite ! »
Cet abruti tripotait son instrument et interposait son gros derrière entre moi et la chose à photographier.
Il se redressa.
« Impossible, dit-il. Une lampe vient de sauter.
— Change-la. Grouille ! »
A l’autre bout de la pièce, une sténographe se leva et tira sur l’appareil. Elle le toucha, mais Davidson l’abattit sur place. Comme sur un signal, six autres femmes se ruèrent sur lui. Elles ne semblaient pas armées, mais elles l’étouffaient sous leur nombre.
Je m’accrochai à ma première prisonnière et tirai sur les autres de là où j’étais. Du coin de l’œil, j’entrevis quelque chose qui bougeait derrière moi. Je me retournai et me trouvai face à face avec Barnes – le Barnes numéro deux. Il était debout dans l’embrasure de sa porte. Je visai sa poitrine pour atteindre la larve que je savais se trouver sur son dos et me remis à mon travail de boucherie.
Davidson s’était relevé, mais une femme rampait vers lui. Elle paraissait blessée. Il la brûla en plein visage et elle s’arrêta net. La rafale suivante me rasa l’oreille.
« Merci, lui dis-je. Et maintenant filons. Viens, Jarvis. »
L’ascenseur était toujours ouvert. Nous nous y engouffrâmes tous les trois ; moi, je traînais toujours la secrétaire de Barnes. Je claquai la porte et appuyai sur le bouton de la descente, Davidson tremblait et Jarvis était blanc comme un linge.