Après mon petit déjeuner, je reçus la visite de Davidson.
« Je viens d’apprendre que tu étais à l’infirmerie », me dit-il.
Il ne portait qu’un short pour tout vêtement. Un pansement entourait son bras gauche.
« On ne m’en a même pas dit autant, gémis-je. Qu’est-ce qui t’est donc arrivé ?
— Une abeille m’a piqué. »
Après tout, s’il ne voulait pas me dire comment il avait été blessé, ça le regardait.
« Le Patron est passé me voir hier, mais il m’a quitté en coup de vent. Tu l’as revu depuis ?
— Oui.
— Et alors ?
— Et toi, où en es-tu ? Est-ce que les psychotechniciens de la Section t’ont examiné ? Tu as toute ta tête ou pas ?
— La question se pose ?
— Tu parles ! Le pauvre Jarvis ne s’en est jamais remis.
— Hein ? »
J’avais oublié Jarvis.
« Comment va-t-il ? demandai-je.
— Il ne va plus, le pauvre. Il est tombé dans le coma et il est mort le lendemain de ton départ – de ta capture, veux-je dire. »
Davidson me regarda d’un œil critique. « Faut que tu sois costaud », conclut-il.
Dieu sait que je ne m’en faisais pas l’effet. Des larmes de faiblesse me vinrent aux yeux et je les renfonçai avec peine, Davidson fit semblant de ne pas les remarquer.
« J’aurais voulu que tu voies ce ramdam, après que tu nous as filé entre les doigts ! reprit-il. Le Patron t’a couru après. Il n’avait absolument que son pistolet sur lui. Il t’aurait rattrapé, mais la police l’a ramassé et il a fallu que nous le sortions de taule. »
Davidson se mit à rire.
Je souris faiblement. Il y avait quelque chose de grotesque et d’héroïque à la fois dans ce réflexe du Patron, essayant de sauver l’humanité en tenue d’Adam.
« Je regrette de ne pas l’avoir vu. Et à part ça, que s’est-il passé ces derniers temps ? »
Davidson me dévisagea pensivement.
« Attends un peu », dit-il.
Il sortit de ma chambre et resta quelques instants dehors.
« Le Patron est d’accord. Que veux-tu savoir ?
— Tout. Que s’est-il passé hier ?
— C’est comme ça que je me suis fait blesser, dit-il en agitant son bras bandé. Et encore j’ai eu de la chance. Trois agents ont été tués. Tu parles d’une histoire !
— Mais le Président ? Est-ce qu’il…»
À ce moment Doris entra.
« Ah ! vous êtes là ? dit-elle à Davidson. Je vous avais pourtant bien dit de rester couché ! On vous attend à l’hôpital de la Charité immédiatement. L’ambulance est là depuis dix minutes. »
Il se leva, lui sourit et la pinça amicalement de sa main valide.
« Ils ne peuvent pas partir sans moi, dit-il d’un ton rassurant.
— Alors, dépêchez-vous.
— On y va.
— Hé là, criai-je. Et le Président ? »
Davidson se retourna à demi. « Ah ! oui. Le Président… Eh bien, ça va. Il n’a pas une égratignure. » Là-dessus, il s’en alla.
Doris revint quelques minutes plus tard. Elle était furieuse.
« Ah ! ces malades ! lança-t-elle comme si ç’avait été un gros mot. Il aurait fallu qu’il attende vingt minutes pour que la piqûre ait le temps d’agir, mais il a fait si bien que j’ai dû la faire au moment où il montait dans l’ambulance.
— Une piqûre de quoi ?
— Il ne vous l’a pas dit ?
— Non.
— Oh, il n’y a pas de raison de vous faire un mystère. Il va subir une amputation et une greffe de l’avant-bras gauche.
— Aïe ! »
Ce ne sera pas Davidson qui te racontera la fin de l’histoire, me dis-je. La greffe d’un nouveau membre cause un choc terrible. Le sujet doit rester au moins dix jours sous anesthésie.
« Et le Patron ? insistai-je. A-t-il été blessé ? Vos sacro-saints règlements vous interdisent peut-être de me le dire ?
— Vous parlez trop, répliqua-t-elle. C’est l’heure de boire un peu. Après vous ferez la sieste. »
Elle me tendit un verre rempli d’une pâtée laiteuse.
« Si vous ne me répondez pas, petite rosse, je vous recrache ça à la figure !
— Celui que vous appelez le Patron, c’est le directeur de la Section ?
— Qui voulez-vous que ce soit ?
— Il n’est pas hospitalisé, fit-elle avec une petite grimace. En voilà un que je ne tiendrais pas à avoir comme malade ! »
CHAPITRE X
On me fit garder le lit pendant deux ou trois jours encore. On me traitait comme un enfant, mais cela m’était égal : c’était le premier vrai repos dont je jouissais depuis des années. Mes plaies allaient mieux ; bientôt on m’encouragea – je devrais dire, on me força – à prendre un peu d’exercice dans la chambre.
Le Patron passa me voir.
« Alors ? dit-il. Tu continues à tirer au flanc ? »
Je rougis.
« Vous, au moins, vous n’avez pas le cœur hypertrophié ! dis-je. Donnez-moi un pantalon et je vous ferai voir qui tire au flanc.
— Du calme, petit. »
Il jeta un coup d’œil sur ma feuille de température.
« Mademoiselle, dit-il à mon infirmière, donnez un short à monsieur. Il reprend son service. »
Doris lui fit aussitôt face comme un petit coq de combat.
« Vous avez beau être le directeur, vous n’avez pas d’ordres à donner ici. Le docteur verra si…
— Assez, dit-il. Allez chercher un short.
— Mais…»
Il la souleva de terre, la fit pivoter sur elle-même et lui appliqua une claque sur le derrière. « Au trot ! » précisa-t-il.
Elle sortit de la chambre avec de petits glapissements de fureur, mais revint bientôt en compagnie du docteur.
« Toubib, dit doucement le Patron, ce n’est pas vous que je demande, c’est un pantalon.
— Je vous serais obligé de ne pas vous occuper de mes malades, dit sèchement le toubib.
— Ce n’est plus votre malade. Je lui fais reprendre son service.
— Ah oui ? Monsieur, si la façon dont je dirige l’infirmerie ne vous convient pas, je vous offre ma démission.
— Je vous demande infiniment pardon, monsieur, rétorqua le Patron. Il y a des moments où je suis si préoccupé que j’oublie de suivre les formes. Voulez-vous me faire la grande faveur d’examiner ce malade ? S’il était en état de reprendre son service, j’aurais besoin de lui au plus vite ! »
Les masséters du docteur tremblaient encore, mais il se contenta de marmonner : « Certainement, monsieur. »
D’un air pompeux il examina ma feuille de température, et vérifia mes réflexes.
« Il a encore besoin de repos… mais tant pis ! Je vous le rends. Mademoiselle, veuillez lui chercher des vêtements. »
Les vêtements en question consistaient en un short et en une paire de chaussures. Mais tout le monde était habillé de la même manière et c’était un spectacle réconfortant que de voir toutes ces épaules nues sur lesquelles aucun « maître » n’était fixé. Je le dis au Patron.
« C’est notre meilleure parade, grogna-t-il, mais ça fait ressembler la boutique à un camp de vacances. Si nous n’avons pas gagné la partie avant l’hiver, nous sommes cuits. »
Il s’arrêta devant une porte sur laquelle on lisait : « Laboratoire de Biologie. Défense d’entrer. »
Je fis un pas en arrière.
« Où allons-nous ? demandai-je.
— Jeter un coup d’œil sur ton frère jumeau ; tu sais bien, cet orang-outan qui porte ton parasite.
— C’est bien ce que je pensais. Très peu pour moi, merci ! »
Je tremblais des pieds à la tête.