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« Écoute, petit, dit-il patiemment, il faut que tu surmontes ta panique. La meilleure méthode c’est de regarder les choses en face. Je sais que c’est pénible – j’ai dû moi-même passer des heures à observer cette créature, rien que pour m’y habituer.

— Vous ne savez pas… vous ne pouvez pas savoir…»

Je tremblais si fort que je dus m’appuyer au chambranle de la porte.

« Ça doit être différent quand on en a eu un sur soi, dit-il lentement. Jarvis…»

Il s’interrompit.

« Différent ? Vous pouvez le dire ! Pas de danger que je mette les pieds là-dedans.

— C’est bon. En fin de compte le docteur avait raison. Retourne à l’infirmerie, petit. »

Il pénétra dans le laboratoire.

Je le rappelai presque aussitôt.

« Patron ! »

Il s’arrêta et fit demi-tour. Son visage ne reflétait rien de sa pensée.

« Attendez-moi, dis-je. Je viens.

— Tu n’y es pas forcé, tu sais.

— Je viens. Il… j’avais seulement besoin d’un petit moment pour me faire à l’idée. »

Je le rejoignis. Il me prit le bras avec une affectueuse cordialité et ne le lâcha plus. Nous franchîmes une seconde porte fermée à clé et pénétrâmes dans une pièce où l’atmosphère était maintenue artificiellement tiède et humide. Le singe était là, dans une cage.

Son torse était maintenu, soutenu par une espèce d’échafaudage de bandes métalliques. Ses bras et ses jambes pendaient mollement, comme s’il avait perdu tout contrôle sur ses membres. Il leva les yeux vers nous – des yeux malveillants et intelligents ; soudain cette lueur s’éteignit dans son regard ; ses yeux redevinrent ceux d’un animal – d’un animal qui souffre.

« Fais le tour par là », dit doucement le Patron.

J’aurais voulu ne pas bouger, mais il me tenait toujours par le bras. Le singe nous suivait des yeux, mais son corps restait immobilisé dans sa carcasse métallique. De ma nouvelle position, je pouvais voir – je pouvais le voir…

C’était lui, c’était mon parasite, l’être qui m’avait possédé pendant un temps indéterminable, qui avait parlé avec mes lèvres, pensé avec mon cerveau. C’était mon « maître ».

« Du calme, dit doucement le Patron. Tu t’y feras. Cesse un moment de le regarder. Ça t’aidera. »

Je fis ce qu’il me disait. Il avait raison. Je pris deux larges respirations et parvins à ralentir les battements de mon cœur. Je m’obligeai à regarder fixement.

Ce n’est pas l’aspect physique d’un parasite qui suscite une telle horreur chez celui qui le voit. Cette horreur ne provient pas seulement de la connaissance que l’on a de leurs pouvoirs, puisque je l’avais éprouvée dès la première fois où j’en avais vu un, et avant même de savoir ce que c’était. Je tâchai de l’expliquer au Patron. Il hocha la tête sans quitter le parasite des yeux. « Tout le monde a la même impression, dit-il. C’est une terreur irraisonnée : comme celle de l’oiseau en face du serpent. C’est probablement là leur arme essentielle. »

Il détourna les yeux comme si une trop forte dose de ce spectacle lui était insupportable, malgré ses nerfs à toute épreuve.

Je restai là, essayant de m’accoutumer à ce que je voyais. Je remâchais mon déjeuner qui ne voulait pas rester dans mon estomac, et me répétais qu’il ne pouvait plus rien me faire. Je détournai les yeux de nouveau et vis que le Patron me regardait.

« Alors ? dit-il. Tu t’endurcis ? »

Je regardai de nouveau.

« Un peu, murmurai-je. Tout ce que je voudrais, c’est le tuer, ajoutai-je sauvagement. Je voudrais les tuer tous… passer ma vie à en tuer…»

Je me remis à trembler.

Le Patron m’observait.

« Tiens », me dit-il en me tendant son pistolet.

Son geste me surprit. J’étais sans arme, puisque je sortais du lit. Je pris le pistolet, mais regardai le Patron d’un air interrogateur.

« Pour quoi faire ? dis-je.

— Tu dis que tu veux le tuer. Si tu y tiens absolument, vas-y, tue-le tout de suite.

— Hein ? Mais… je croyais que vous disiez que vous en aviez besoin pour l’étudier…

— Exact. Mais si tu as l’impression qu’il faut absolument que tu le tues, vas-y. Celui-là te revient de droit. Si le tuer te permet de redevenir vraiment un homme, vas-y. »

Redevenir vraiment un homme… Je retournai cette pensée dans ma tête. Le Patron savait quel remède pouvait me guérir. Je ne tremblais plus. Le pistolet était bien calé dans ma main, prêt à cracher la mort. Mon « maître » était à ma merci…

Si je tuais celui-là, je serais un homme libre ; en revanche je ne pourrais jamais l’être tant qu’il vivrait. Je voulais les tuer tous, les traquer, les détruire… mais celui-là, par-dessus tout…

Il avait été mon maître… Tant que je ne l’aurais pas tué, il le resterait. J’avais la sombre certitude que si je me trouvais seul avec lui, je ne pourrais rien faire, que je resterais paralysé par la frayeur tandis qu’il ramperait sur moi, se réinstallerait entre mes omoplates, trouverait mon épine dorsale et prendrait possession de mon cerveau, de mon âme même…

Mais je pouvais le tuer.

Rassuré, rempli d’une joie sauvage, je levai l’arme.

Le Patron m’observait.

Je rabaissai le pistolet.

« Patron, dis-je avec hésitation, en supposant que je le tue… vous en avez d’autres ?

— Non.

— Et il vous faut absolument celui-ci ?

— Oui.

— Bien sûr, mais… Enfin, bon Dieu, pourquoi m’avez-vous donné une arme, alors ?

— Tu le sais bien. Si tu ne peux pas faire autrement, vas-y. Mais si tu peux lui faire grâce, la Section l’utilisera. »

Il le fallait. Même si nous tuions tous les autres, tant que celui-là vivrait, je continuerais à trembler le soir. Quant aux autres… après tout, nous pouvions en trouver une douzaine rien qu’au Club de la Constitution… Une fois celui-là mort, j’étais disposé à prendre moi-même la tête de l’expédition. Je levai de nouveau mon arme.

Je me détournai et lançai le pistolet au Patron qui le saisit au vol.

« Qu’est-ce qu’il t’arrive ? me demanda-t-il.

— Hein ? Je n’en sais rien. Au moment d’agir, la certitude que je pouvais le tuer m’a suffi.

— Je m’en doutais. »

Je me sentais réchauffé et détendu. Comme si je venais de tuer un homme ou de posséder une femme – comme si j’avais tué ma larve. Je pouvais maintenant lui tourner le dos. Je n’en voulais même pas au Patron de ce qu’il m’avait fait.

« Je sais bien que vous vous en doutiez, vieux brigand ! C’est agréable de faire marcher des marionnettes ? »

Il ne prit pas la phrase comme une plaisanterie.

« Ce n’est pas du tout cela, dit-il paisiblement. Moi je me contente d’amener les gens sur le chemin qu’ils veulent suivre. Le vrai marionnettiste, le voilà. »

Je jetai un coup d’œil dans la même direction que lui.

« Oui, dis-je doucement. C’est bien cela. Vous ne vous doutez pas vous-même à quel point ce que vous venez de dire est vrai. Et je vous souhaite de ne jamais le comprendre.

— Moi aussi », dit-il avec un grand sérieux.

Je pouvais maintenant regarder sans trembler.

« Patron, poursuivis-je en continuant à le fixer, quand vous en aurez fini avec lui, je le tuerai.

— C’est promis. »

Notre entretien fut interrompu par un homme qui entrait en coup de vent. Il était vêtu d’un short et d’une blouse de laboratoire, ce qui lui donnait un air passablement grotesque. Ce n’était pas Graves. Je n’ai jamais revu Graves ; je suppose que le Patron l’avait avalé en tartines.

« Patron, dit le nouveau venu, je ne vous savais pas ici. Je…