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J’ai enfilé les vêtements qu’on m’avait donnés, et quelqu’un m’a remis un sac de voyage tout préparé. Le Patron, lui aussi, était manifestement déjà passé à l’atelier de cosmétique. Son crâne était maintenant couvert de petites bouclettes d’une teinte intermédiaire entre le rose et le blanc. On lui avait également retouché le visage ; je ne pourrais pas dire au juste comment on s’y était pris, mais il était indiscutable que nous étions maintenant devenus tous trois de très proches parents, tous membres de cette étrange variété de l’espèce humaine que sont les roux.

« Viens, Sammy, me dit-il, je t’expliquerai la mission en route. »

Nous sommes sortis par un chemin que je ne connaissais pas et qui aboutissait aux quais d’envol de la gare du Nord, au-dessus de New Brooklyn et face au Cratère de Manhattan.

Je pilotais, et le Patron parlait. Dès que nous eûmes quitté les circuits locaux, il me dit de brancher le pilote automatique et de mettre le cap sur Des Moines dans l’Iowa. Cela fait, je suis allé rejoindre Mary et l’« oncle Charlie » dans la cabine arrière. Il nous a fourni nos curriculum vitae respectifs bien tenus à jour. « Et voilà, a-t-il conclu. Nous sommes une famille de touristes en vacances. Si par hasard nous nous trouvons être les témoins d’événements exceptionnels, c’est ainsi que nous devrons nous comporter : en touristes curieux mais insouciants.

— Mais d’abord, quel est le problème ? Nous ne faisons tout de même pas une partie de colin-maillard.

— Hum… Ça se pourrait…

— O.K. Quand on se fait démolir, c’est tout de même agréable de savoir pourquoi. Pas vrai, Mary ? »

« Mary » n’a rien répondu. Elle semblait posséder cette qualité rare chez les femmes de savoir se taire quand elle n’avait rien à dire. Le Patron m’a jeté un coup d’œil pensif. « Sam, m’a-t-il dit enfin, tu as bien entendu parler des soucoupes volantes ?

— Hein ?

— Voyons, tu as quand même fait de l’histoire en classe.

— Quoi ? Vous parlez de cette épidémie de folie qui a sévi bien avant la période des Désordres ? Je croyais que vous pensiez à quelque chose de récent, de réel. Les soucoupes volantes n’étaient que des hallucinations collectives.

— Est-ce bien sûr ?

— Ma foi, je ne suis pas très calé en psycho-pathologie collective, mais il me semble quand même bien me rappeler qu’à cette époque tout le monde était plus ou moins névrosé. Si quelqu’un avait eu le cerveau en bon état, il se serait fait fourrer au cabanon.

— Tu trouves notre époque plus raisonnable ?

— Ce serait beaucoup dire. »

À force de fouiller les recoins de ma mémoire j’ai fini par trouver la réponse que je cherchais. « Je me rappelle l’équation, ai-je dit. C’est l’intégrale de Digby, qui sert à évaluer les données du deuxième ordre et au-dessus. Elle nous fournit une probabilité de 93,7 pour cent pour que le mythe des soucoupes volantes, après élimination des cas expliqués de façon satisfaisante, soit dû à des hallucinations. Je m’en souviens parce que c’est le premier cas de ce genre pour lequel les faits aient été systématiquement rassemblés et étudiés par des savants à la demande du gouvernement. Dieu sait pourquoi, d’ailleurs !

— Alors, tiens-toi bien, Sammy, m’a dit le Patron d’un air débonnaire, parce que aujourd’hui nous allons examiner une soucoupe volante. Nous en rapporterons même peut-être un morceau comme souvenir, en bons touristes que nous sommes. »

CHAPITRE II

« Il y a dix-sept heures vingt-trois minutes, dit le Patron après un coup d’œil sur sa montre-bague, un astronef non identifié s’est posé près de Grinnell dans l’Iowa. Type : inconnu. Forme : approximativement discoïdale. Diamètre : environ cinquante mètres. Origine : inconnue, mais…

— On n’a pas relevé sa trajectoire ? coupai-je.

— Non, répondit-il. Voilà une photo prise après l’atterrissage par le satellite artificiel Beta…»

J’y jetai un coup d’œil avant de la passer à Mary. Ce document était aussi peu satisfaisant que l’est en général toute téléphoto prise d’une distance de dix mille kilomètres. Des arbres qui ressemblaient à de la mousse… l’ombre d’un nuage gâchant la partie la plus intéressante de l’image… et enfin un cercle gris qui pouvait être un astronef en forme de disque, si l’on y tenait, mais tout aussi bien un château d’eau ou un réservoir à essence…

Mary rendit la photo au Patron.

« On dirait un chapiteau de cirque, remarquai-je. Nous avons d’autres renseignements ?

— Aucun.

— Aucun ? Au bout de dix-sept heures ? Nous devrions être submergés sous les rapports de nos agents. Qu’est-ce qu’ils fichent donc ?

— Nous avions pourtant du monde là-bas : deux qui étaient dans les parages et deux autres que j’ai envoyés spécialement. On est sans nouvelles d’eux. J’ai horreur de perdre des agents, Sammy, surtout quand c’est pour rien. »

Je compris soudain avec une lucidité froide que la situation devait être d’une extrême gravité pour que le Patron eût décidé de miser son va-tout sur son intelligence, au risque d’entraîner la disparition de la Section ; car la Section c’était lui. Je me sentis frissonner. En temps ordinaire un agent a le devoir de sauver sa peau, pour pouvoir terminer sa mission et revenir faire son rapport. Mais cette fois-ci, c’était le Patron qui devait revenir – et après lui, Mary. Je compris que ma vie n’avait pas plus de prix qu’une agrafe-trombone. Sale impression !

« Un de nos hommes nous a adressé un rapport incomplet, continua le Patron. Il s’était approché de l’objet en feignant d’être un innocent badaud et nous a téléphoné qu’il devait s’agir d’un astronef. Il a ensuite signalé que l’astronef s’ouvrait et qu’il allait tâcher de se rapprocher, en franchissant les cordons de police. Sa dernière phrase a été : « Les voilà ! Ce sont de petits êtres d’environ…» Puis plus rien.

« De petits hommes ?

— Il a dit “êtres”.

— Y a-t-il eu des rapports provenant de la périphérie de la zone ?

— Des masses ! La station de téléstéréo de Des Moines a envoyé des camions sur place pour des prises de vues. Mais ils n’ont diffusé que des vues prises d’avion, de très haut. On n’apercevait qu’un objet en forme de disque. Pendant à peu près deux heures il n’y a plus eu ni images ni nouvelles. Un peu plus tard, on a reçu des gros plans accompagnés d’informations conçues dans un esprit tout différent. »

Le Patron se tut.

« Alors ? dis-je.

— Soi-disant, ce n’aurait été qu’un canular. L’astronef serait une fumisterie, une blague, imaginée par deux jeunes paysans qui l’auraient construit avec des feuilles de tôle et de matière plastique, dans une clairière près de leur ferme. Les premières fausses nouvelles auraient été lancées par un speaker. Il aurait donné cette idée aux jeunes gens, dans l’espoir d’en tirer un beau papier. On l’aurait révoqué et la dernière “invasion interplanétaire” ne serait qu’une plaisanterie. »

Je fis la grimace. « Une plaisanterie qui nous a coûté six hommes ! Nous allons les rechercher ?

— Non. Nous ne les retrouverions pas. Nous allons tâcher de découvrir pourquoi le repérage trigonométrique de la photo ne coïncide pas exactement avec les informations radiodiffusées…»

Il me tendit la téléphoto prise du satellite artificiel.

«… et aussi pourquoi la station de Des Moines a cessé pendant quelque temps ses émissions, acheva-t-il.