— Ne fais pas l’innocent. Si tu avais voulu t’aménager une petite garçonnière, tu aurais installé une salle de bains pour femmes.
— Tu as l’esprit mal tourné ! »
Sans me répondre, elle passa dans la cuisine. Je l’entendis pousser un cri. « Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demandai-je en la rejoignant.
— Jamais je ne me serais attendue à trouver une vraie cuisine dans un chalet de célibataire !
— Je ne suis pas trop mauvais cuisinier. Comme j’avais toujours eu envie d’une cuisine, ma foi, je m’en suis payé une.
— Je suis bien contente : maintenant ce sera moi qui ferai la cuisine.
— Tu es chez toi, fais ce que tu veux. Mais tu ne préfères pas commencer par te rafraîchir un peu ? Je te laisse prendre une douche la première. Demain nous demanderons un catalogue et tu choisiras la salle de bains que tu voudras. Nous la ferons livrer par avion.
— Non, prends d’abord ta douche, je vais commencer le dîner. »
Mary et moi entrâmes dans notre vie domestique avec autant d’aisance que si nous avions été mariés depuis des années. Cela ne veut pas dire que notre lune de miel ne fut pas romanesque et qu’il n’y eut pas mille choses que nous avions encore à apprendre l’un de l’autre, mais l’important était que nous semblions déjà savoir sur nous-mêmes celles qui faisaient vraiment de nous un mari et une femme. C’était surtout Mary qui les savait du reste !
Je ne me souviens pas très clairement de ces journées. J’étais heureux ; avant mon mariage, j’avais oublié ce que c’était ; je ne me rendais même pas compte que je ne l’étais pas. La vie m’intéressait, bien sûr ; elle me distrayait, me passionnait même, mais elle ne me rendait pas heureux.
Pas une seule fois, nous n’avons ouvert la stéréo, ni un livre. Nous ne voyions personne, ne parlions à personne. Le second jour, pourtant, nous descendîmes au village, où je voulais exhiber un peu Mary. En revenant nous passâmes devant la cabane de John le Bouc, l’ermite du canton. John se chargeait en mon absence du peu de surveillance que nécessitait le chalet. Je lui fis un signe de la main en l’apercevant. Il me rendit mon salut. Il était vêtu comme de coutume d’une casquette tricotée, d’un vieux blouson militaire, d’un short et d’une paire de sandales. Je pensai un instant à le mettre au courant de l’ordonnance enjoignant à tout le monde de ne sortir de chez soi que nu jusqu’à la taille, mais je me ravisai. Je me fis un porte-voix de mes mains. « Envoie-moi le Pirate, lui criai-je.
— Qui est le Pirate, chéri ? demanda Mary.
— Tu vas voir. »
De fait, dès que nous rentrâmes chez nous, le Pirate apparut. J’avais fait accorder le mécanisme d’ouverture de sa chatière sur la note de son miaulement particulier. Le Pirate en effet était un gros matou effronté. Il entra, me dit tout bas ce qu’il pensait des gens qui restent si longtemps absents de chez eux et frotta sa tête contre ma cheville pour m’indiquer qu’il me pardonnait. Je lui caressai l’échiné à rebrousse-poil pendant qu’il examinait Mary. Elle se mit aussitôt à quatre pattes, avec ces petits bruits caressants qui prouvent tout de suite que le cérémonial des chats n’a pas de secret pour vous. Le Pirate la regardait pourtant avec méfiance. Tout à coup il lui sauta dans les bras et se mit à ronronner en lui frottant le menton avec son crâne.
« Je suis bien soulagé, annonçai-je. J’ai cru un instant qu’il allait m’interdire de te garder ! »
Mary leva la tête et me sourit. « Tu n’avais rien à craindre ; je suis aux deux tiers chatte moi-même.
— Et le troisième tiers ?
— Tu t’en apercevras bien assez tôt. »
Le chat, à partir de cet instant, passa avec nous (ou avec Mary) le plus clair de son temps, sauf lorsque je l’expulsais de notre chambre à coucher. Le Pirate et Mary trouvaient cela mesquin de ma part, mais je fus intransigeant sur ce point.
Mary n’allait jamais au-devant des embêtements. Elle ne tenait pas à fouiller inutilement dans le passé. Oh ! elle ne demandait pas mieux que de m’entendre lui parler du mien, mais le sien était tabou. Un jour où je tâchais de la faire parler, elle changea de sujet en me proposant d’aller admirer le coucher de soleil.
« Le coucher de soleil ? fis-je. C’est impossible, voyons, nous venons de prendre notre petit déjeuner ! »
Cette confusion sur l’heure de la journée me ramena brusquement à la réalité. « Mary, dis-je, depuis combien de temps sommes-nous ici ?
— Cela a de l’importance ?
— Tu parles ! Cela fait plus d’une semaine, j’en suis sûr. Un de ces jours nos téléphones vont se mettre à nous sonner aux oreilles et il faudra reprendre le collier.
— Mais d’ici là, quelle importance cela a-t-il ? »
Je tenais tout de même à savoir quel jour nous étions. J’aurais pu brancher la stéréo, mais je serais probablement tombé sur une émission d’actualités – et je n’en voulais à aucun prix car nous tenions à continuer ce jeu merveilleux que nous jouions et qui consistait à nous croire transportés tous les deux dans un autre monde – un monde où les parasites n’existaient pas. « Mary, dis-je nerveusement, combien de pilules “tempus” as-tu prises avec toi ?
— Je n’en ai pas pris du tout.
— En tout cas, moi, j’en ai assez pour nous deux. Nous devrions allonger notre permission. Suppose qu’il ne nous reste que vingt-quatre heures de tranquillité : on pourrait les transformer en un mois de durée subjective…
— Non.
— Pourquoi ? Carpe donc un peu le diem, comme dit l’autre. »
Elle posa sa main sur mon bras et me regarda dans les yeux.
« Non, mon chéri, je ne veux pas. Je veux vivre chaque moment de notre bonheur sans le gâcher en me tourmentant pour l’avenir. »
Voyant mon air entêté, elle insista. « Prends-en si tu veux, cela m’est égal, mais ne me demande pas de t’imiter.
— Enfin, sapristi, tu ne voudrais quand même pas que je m’offre des vacances tout seul ? »
Elle ne répondit rien, ce qui est bien la façon la plus irritante qui soit d’avoir le dernier mot dans une discussion.
Pourtant nous ne discutions jamais. Si j’avais envie de le faire, Mary cédait et je ne sais pourquoi je m’apercevais toujours que j’avais tort. J’essayai plusieurs fois d’en apprendre un peu plus long sur son passé. Il me semblait que j’avais le droit de connaître davantage la femme que j’avais épousée. Une question que je lui posai la laissa pensive. « Je me demande quelquefois, dit-elle, si j’ai jamais eu une enfance – ou si c’est un rêve que j’ai fait la nuit dernière. »
Je lui demandai à brûle-pourpoint comment elle s’appelait.
« Mary, me dit-elle paisiblement.
— C’est ton vrai nom ? »
Depuis longtemps je lui avais avoué le mien, mais elle continuait à m’appeler Sam.
« Bien sûr, chéri ; je m’appelle Mary depuis le jour où tu m’as toi-même donné ce nom pour la première fois.
— Oui, bien sûr… tu es ma Mary adorée, soit ; mais avant, comment t’appelais-tu ? »
Ses yeux avaient pris une expression étrange et douloureuse ; pourtant elle me répondit d’une voix calme : « Autrefois, on m’appelait Allucquere.
— Allucquere, répétai-je en dégustant la saveur de ces syllabes bizarres. Quel beau nom étrange… Allucquere… C’est majestueux, mystérieux… Mon Allucquere chérie…
— Maintenant, je m’appelle Mary. »
Il n’y avait pas à discuter. Jadis, quelque part, Mary avait souffert, beaucoup souffert, j’en étais convaincu, mais il me semblait peu probable que j’apprenne jamais la vérité. Je cessai bientôt de m’en soucier. Elle était ce qu’elle était, maintenant et à jamais, et je m’estimais heureux de baigner dans la chaude lumière de sa présence.