Je continuai donc à l’appeler Mary, mais le nom qu’elle avait jadis porté continuait à me hanter. Allucquere… Allucquere… Je me demandais comment cela pouvait bien s’écrire.
Et brusquement je me souvins. Pareille à un rat, ma mémoire n’avait pas cessé de ronger les débris entassés au fond de mon cerveau, là où j’accumule tout ce dont je n’arrive pas à me débarrasser. Il avait existé autrefois une communauté, une colonie qui employait un langage artificiel, même pour les prénoms…
Les Whitmaniens, voilà le mot que je cherchais. Les adeptes de ce culte anarcho-pacifiste avaient été expulsés du Canada et avaient ensuite échoué dans la Petite Amérique. Il existait un livre écrit par leur prophète : L’Entropie de la joie. J’avais parcouru ce volume bourré de formules pseudo-mathématiques destinées à conduire au bonheur parfait.
Tout le monde est « pour le bonheur », comme on est « contre le péché », mais les pratiques des adeptes leur avaient cependant attiré des ennuis. Ils avaient trouvé une solution aussi bizarre qu’antique à leurs problèmes sexuels – une solution qui avait amené des résultats explosifs chaque fois que la culture whitmanienne était entrée en contact avec d’autres formes de civilisation. La Petite Amérique elle-même était encore trop près du reste du monde. J’avais entendu raconter par je ne sais qui que les débris de la communauté avaient émigré sur Vénus – en ce cas ils devaient tous être morts.
Je chassai ces idées de mon esprit. Si Mary était une Whitmanienne ou avait été élevée dans ces idées, cela la regardait. Je n’allais certes pas laisser la philosophie de cette secte provoquer une crise dans notre ménage, ni maintenant ni plus tard ; le mariage n’est pas la propriété et ce n’est pas parce qu’on a épousé une femme qu’elle devient votre chose.
CHAPITRE XXII
Lorsque je fis allusion une deuxième fois aux pilules « tempus », Mary ne discuta plus, mais me proposa de nous contenter d’une dose minimale. C’était un compromis acceptable : nous pourrions toujours en reprendre si nous voulions.
Je préparai donc la drogue en injections pour que l’effet en soit plus rapide. En temps ordinaire, quand j’en prends, je regarde une pendule : lorsque la grande aiguille s’arrête, c’est que la drogue agit. Mais il n’y avait pas de pendule dans mon chalet, et nous n’avions ni l’un ni l’autre de montre-bague. Le soleil se levait et nous avions passé toute la nuit éveillés, blottis confortablement sur un grand divan bas devant la cheminée.
Nous restions là sans bouger, plongés dans un grand bien-être rêveur, et je commençais à me demander si la drogue avait agi. Je remarquai tout à coup que le soleil s’était arrêté. Il avait cessé de monter dans le ciel. J’aperçus un oiseau devant la fenêtre : en faisant très attention, je parvenais à voir ses ailes se mouvoir imperceptiblement.
Je regardai ma femme. Le Pirate était lové sur son ventre, ses pattes repliées comme dans un manchon. Ils semblaient dormir tous les deux.
« Si nous déjeunions, dis-je. Je meurs de faim.
— Va préparer ce qu’il faut, dit-elle. Si je bouge, je vais déranger le Pirate.
— Tu m’avais pourtant promis de m’aimer, de m’honorer, et de me préparer mon petit déjeuner », protestai-je en lui chatouillant les pieds.
Elle sursauta et replia brusquement les jambes sous elle. Le chat atterrit sur le sol avec un glapissement indigné.
« Oh ! mon Dieu ! dit-elle. Tu m’as fait bouger trop vite. Je l’aurai vexé.
— Ne t’occupe pas du chat, femme sans cœur ; c’est moi que tu as épousé. »
Mais je comprenais mon erreur ; lorsqu’on se trouve en présence de gens qui n’ont pas pris de drogue comme vous, il faut se déplacer très prudemment. Je n’avais plus pensé au chat qui devait nous prendre pour une paire de pantins à ressort détraqués. Je ralentis le plus possible mes mouvements et tâchai de le caresser.
Rien à faire. Il se dirigeait déjà vers sa chatière. J’aurais pu l’arrêter, car pour moi ses mouvements étaient aussi lents qu’une coulée de lave, mais je n’aurais fait que l’effrayer davantage. Je ne m’occupai plus de lui et allai dans la cuisine.
Mary avait raison : le « tempus fugit » ne vaut rien pendant une lune de miel. Le bonheur extatique que j’avais goûté jusque-là était maintenant masqué par l’euphorie spéciale de la drogue. C’est une sensation captivante, certes, mais je n’en perdais pas moins au change. J’avais remplacé un authentique enchantement par un ersatz chimique. La journée – ou le mois – n’était pas désagréable, mais je regrettais de ne pas m’en être tenu à la réalité.
La drogue cessa d’agir en fin d’après-midi. Je sentais en moi cette légère irritabilité qui marque en général le retour à la normale. Je retrouvai ma montre-bague et mesurai le temps de mes réflexes. Quand ils furent redevenus normaux, je mesurai ceux de Mary. Elle m’apprit qu’elle était revenue à la normale une vingtaine de minutes avant moi ; je n’avais donc pas trop mal calculé les doses de drogue.
« Tu veux en reprendre ? » me demanda-t-elle.
Je l’embrassai. « Non franchement, je suis content que ce soit fini.
— Comme tu me fais plaisir ! »
Je me sentais un appétit d’ogre, comme cela vous arrive toujours en pareil cas. Je le lui dis.
« Tout de suite, me répondit-elle. Je voulais rappeler Pirate. »
Il ne m’avait pas du tout manqué au cours de cette journée – ou de ce mois. C’est là une caractéristique de l’euphorie engendrée par la drogue. « Ne t’en fais pas, lui dis-je. Il reste souvent une journée entière dehors.
— Ça ne lui est encore jamais arrivé.
— Avec moi, si.
— Je suis sûre que je l’ai vexé.
— Il est sans doute allé chez le vieux John. C’est sa manière habituelle de se venger. Il ne peut rien lui arriver.
— C’est qu’il est déjà tard. J’ai peur qu’il ne se fasse prendre par un renard. Ça ne t’ennuie pas, chéri, que j’aille l’appeler dehors ? »
Elle se dirigeait vers la porte.
« Mets quelque chose sur toi, lui recommandai-je. Il fait frais ce soir. »
Elle revint dans la chambre et y passa le peignoir que je lui avais acheté le jour où nous étions descendus au village. Cela fait, elle sortit. Je mis du bois sur le feu et allai dans la cuisine. Pendant que j’essayais de choisir le menu du dîner je l’entendis rentrer. « Oh ! le méchant chat qui fait des peurs à sa mère », disait-elle. Elle avait cette voix caressante que les femmes réservent aux bébés et aux chats.
« Rentre-le et referme la porte », lui criai-je.
Elle ne répondit rien et je n’entendis que le déclic de la porte ; je revins dans le living-room. Elle venait de rentrer et le chat n’était pas avec elle. J’allais lui demander pourquoi, quand je vis ses yeux. Ils étaient dilatés et remplis d’une indicible horreur. « Mary ! » dis-je en m’avançant vers elle.
Alors seulement elle parut me voir. Elle revint vers la porte en me tournant le dos. Ses mouvements étaient saccadés, spasmodiques. Au moment où elle se détournait, je vis ses épaules.
Sous son peignoir, il y avait une bosse !
Je ne sais pas combien de temps je restai immobile. Probablement une fraction de seconde seulement, mais ce bref instant me parut une interminable torture. Je fis un bond en avant et la saisis par les bras. Elle me regarda. Ses yeux avaient cessé d’être des abîmes d’horreur : ils n’étaient plus que vides.
Elle m’envoya un coup de genou dans le bas-ventre.